Face au pessimisme ambiant, ils agissent, font bouger la société à petite ou grande échelle.
Le Monde est allé à leur rencontre.

    Geneviève Fontaine,

    la transformation sociale en théorie et en pratique

Comment créer des synergies entre les acteurs socio-économiques, institutionnels et de la recherche pour favoriser la transition écologique au niveau local ? C’est la question complexe à laquelle tente de répondre cet ex-prof d’économie à Grasse.

Geneviève Fontaine aime bien bousculer son petit monde. Lorsqu’elle était jeune professeur d’économie dans un lycée de région parisienne, elle a inscrit ses élèves à un concours afin de leur faire comprendre comment marchait la bourse. Mais elle a changé les règles et décrété que les gagnants seraient ceux qui perdraient le plus. « Si on sait perdre, c’est qu’on comprend le système. » L’inspecteur d’académie n’avait guère apprécié.

Au lycée Alexis-de-Tocqueville de Grasse (Alpes-Maritimes), où elle est nommée en 2001, à 32 ans, elle lance un club « développement durable », « pour montrer que ce n’est pas seulement la protection des petits oiseaux ». Les sujets s’enchaînent, chahutant l’établissement et son territoire : lutte contre le gaspillage alimentaire, mesures des champs électromagnétiques, de la pollution de l’eau, de l’air…

Puis le club de lycéens devient association d’éducation populaire, Evaleco, proposant ateliers pratiques, lectures, débats… L’initiative met surtout en œuvre une méthode de diagnostic et d’action inspirée de l’éducation populaire, qui repose sur l’expression collective et la légitimité de chacun à élaborer une culture commune. « Cet outil a été élaboré collectivement, par les jeunes », insiste Geneviève Fontaine. Il sera appliqué dans plusieurs établissements et collectivités locales.

« J’adore identifier les freins et les blocages, pour mieux les faire sauter, apprécie-t-elle. Ce qui compte aussi n’est pas toujours le but atteint, mais le chemin parcouru pour y parvenir. C’est le sens qui est mis dans l’action qui m’importe », précise-t-elle, heureuse par exemple de voir que ses plans étiquetés « développement durable » ont aussi « apaisé socialement des bahuts ».

Un projet ambitieux, utopique et inclassable

En 2014, changement d’échelle. Elle prend la décision de mûrir un nouveau projet et de se mettre en disponibilité de l’éducation nationale. « De toute façon, les nouveaux programmes d’économie étaient trop libéraux et heurtaient mes valeurs », explique-t-elle. L’année suivante, avec quatre autres personnes, elle lance à Grasse un projet ambitieux, utopique et inclassable : Tetris.

Le nom évoque bien sûr un célèbre jeu d’empilement de briques, mais signifie surtout Transition écologique territoriale par la recherche et l’innovation sociale. Autrement dit, « créer des synergies entre les acteurs socio-économiques, institutionnels et de la recherche » pour favoriser la transition écologique au niveau local. Juridiquement, c’est une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), une structure adaptée aux ambitions non lucratives du projet et qui permet d’y associer des acteurs aussi variés que des associations, des entreprises, des bénévoles ou la communauté d’agglomération du pays de Grasse et ses vingt-trois communes. L’un de ses piliers est bien sûr l’éducation populaire développée par Evaleco, devenue membre de Tetris.

Dans ses locaux, installés dans de grands bâtiments à l’entrée de Grasse, se retrouvent ainsi un chantier d’insertion, Résine, qui transforme les palettes de bois en meubles, dont certains servent sur la terrasse accueillante dans la cour ; un magasin coopératif, La Meute ; des associations de recyclage d’ordinateurs (Tedee), ou de vélos (Choisir), aux entrepôts bien remplis ; ou encore un fablab, petit atelier d’électronique et ses inévitables imprimante 3D, tout comme un espace ouvert d’éducation permanente.

« Nous cherchons à savoir jusqu’où on peut pousser des idées », résume sobrement Geneviève Fontaine. Et les idées ne manquent pas, mélange d’utopies et d’avancées concrètes, nées au grès des rencontres.

« Lutter contre les idées reçues »

Avec des étudiants de l’école centrale de Marseille, l’équipe élabore par exemple une méthode pour désencrer les bâches événementielles en plastique, qui jusqu’ici ne servent que quelques jours mais durent des centaines d’années. Le but : pouvoir les réimprimer.

Une collaboration avec des ingénieurs de la société de conseil Sogeti, filiale de Capgemini, développe une plate-forme de signalement de la présence des frelons asiatiques dans la région pour mieux détruire leur nid. En attendant une application mobile et la détection automatique de ces nuisibles.

Dans la région, des soucis de connections aux réseaux téléphoniques ont fait naître l’idée de valoriser certaines de ces zones blanches pour en faire des lieux touristiques de repos pour électrosensibles, résurgence des cures thermales du XIXe siècle.

« Je dois souvent les calmer un peu, corrige Jean-Paul Henry, maire de Valderoure, représentant des pays de Grasse au conseil d’administration de Tetris. Mon rôle est aussi de lutter contre les idées reçues, car pour mes collègues élus “l’autre économie” qu’ils défendent vaut pour des profiteurs, des fainéants… Mais quand l’un a eu besoin d’eux pour les vélos, il a changé d’avis sur ceux qu’il considérait comme des moins que rien six mois plus tôt ! »

Tetris est en fait un laboratoire au double sens du terme. D’abord une expérience socio-économique pour faire travailler ensemble sur le développement durable des acteurs divers avec l’appui d’informaticiens, de chimistes ou d’ingénieurs bénévoles séduits par la démarche. « Geneviève est une locomotive, d’un optimisme communicatif », estime Claire Nauts, ingénieur à Nice, présidente de Tedee. « Elle a une énergie incroyable et un grand sens du collectif », assure Gilles Orazi, développeur dans une société d’informatique et à temps partiel à Tetris.

Partager tout ce savoir avec d’autres

En même temps, la coopérative abrite aussi un centre de recherche qui espère inventer et diffuser ses savoirs à d’autres. Il est dirigé par Geneviève, qui a commencé une thèse financée par une autre institution atypique, l’Institut Godin, spécialisé en innovation sociale. « Geneviève a vite pris le pli académique. Ses premiers textes montraient trop de conviction et assez peu de problématisation. Désormais elle expose en congrès et dans des colloques », salue Nicolas Chochoy le directeur de l’Institut Godin. Du coup, les sociologues ou économistes viennent visiter ce centre, comme un nouveau terrain de jeu.

Un terrain de jeu aux règles qu’on croirait inventées pour se compliquer la vie. C’est l’une des originalités du projet. Car aux concepts déjà pointus d’éducation populaire, d’économie sociale et solidaire ou d’innovation sociale, les fondateurs ont ajouté ceux de « communs » et de « capabilités ».

Le premier terme, popularisé et étudié par Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie en 2009, désigne la gestion de ressources rares par ceux qu’elle fait vivre (une pêcherie, une forêt, etc.) ; le second est issu des travaux d’un autre Nobel (1998), Amartya Sen, qui considère que satisfaire les besoins des personnes n’est pas suffisant et qu’il faut aussi tenir compte de leurs libertés de choix et d’action (les « capabilités »). « Donner un vélo à des jeunes filles qui n’en ont pas les moyens est bien. Mais il faut aussi s’assurer qu’elles savent et peuvent s’en servir », précise Geneviève Fontaine, dont la thèse vise à rapprocher ces deux termes, pour définir des « communs de capabilités ». De quoi bousculer toujours un peu plus la société.

Soixante-quinze emplois et 2,7 millions d’euros

Surtout que les fondateurs ont aussi décidé de passer de la théorie à la pratique. Leurs locaux sont ainsi un commun, aux surfaces attribuées non par structure mais par usage. « Ici rien n’a été acheté, souligne Geneviève Fontaine. Le problème est que ce que nous faisons a de la valeur, mais on ne sait pas l’estimer avec les normes comptables actuelles. »

« Le quantitatif n’est pas ce que nous mettons en avant, mais avec nos quarante-sept sociétaires, nous contribuons pour soixante-quinze emplois et 2,7 millions d’euros à l’économie locale », estime Philippe Chemla, autre cofondateur de Tetris et compagnon de Geneviève Fontaine.

La petite équipe s’est vite trouvée confrontée à des difficultés propres aux communs. Un des membres profitait des avantages de la mutualisation sans y prendre sa part. « Nous étions un peu novices et avons dû inventer les procédures de résolution de ces conflits. Le profiteur a été exclu. Quand il y a de la tension, des règles émergent », philosophe Geneviève Fontaine. Un autre s’est mis à interdire certaines zones aux autres, en violation du principe du commun. Là, Tetris cherche encore l’innovation pour sortir de cet imbroglio.

« La force du collectif c’est qu’on n’est pas déprimé en même temps », s’amuse Geneviève, qui a bien l’intention de continuer d’empiler les briques.

Vous avez été nombreux à apprécier la série #Ceuxquifont pendant l'été 2016, ces portraits d’hommes et de femmes qui dans leur domaine où leur quartier, agissent pour réaliser leur rêve d’un monde plus humain. Cet été nous repartons à leur rencontre. Merci à tous ceux qui ont répondu à notre appel sur LeMonde.fr

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