A la descente de l’avion venu de France, le policier algérien examine longuement le visa « journaliste ». Il appelle un collègue. Puis un autre. Et encore un troisième.
« Pourquoi voulez-vous rencontrer Kamel Daoud ?
– Parce que c’est un grand écrivain algérien…
– Oui, mais pourquoi voulez-vous le rencontrer ?
– Justement parce que c’est un grand écrivain algérien… »
Dans la file d’attente, personne ne s’impatiente. Mais on ne semble pas perdre un mot du débat. Un monsieur très élégant murmure, avec cet accent doux des Oranais : « Dites-lui qu’il a failli avoir le Goncourt… » Derrière lui, un autre homme glisse, suffisamment bas pour ne pas être entendu : « Mais ne parlez pas trop de ses chroniques… » Le tampon claque sur le passeport. On passe. Bienvenue à Oran, la ville dont Kamel Daoud est à la fois la star et le visage controversé.
Au téléphone, dans les semaines précédentes, l’écrivain n’avait pas mâché ses mots. Depuis le succès de son roman Meursault, contre-enquête, un brillant récit qui redonne une identité à « l’Arabe » tué par le héros d’Albert Camus dans L’Etranger – et qui a décroché le prix Goncourt du premier roman en mai 2015, après sa publication par Barzakh en 2013, puis Actes Sud en 2014 –, Kamel Daoud craignait de ne plus s’appartenir. « Je ne peux plus prendre une bière sans que l’on veuille me l’offrir, jurait-il. Si j’écris un mot en Algérie, il est repris jusqu’en Suède. Cela pourrait être flatteur pour l’ego mais c’est un enfer. » Trop de sollicitations venues du monde entier, où son livre a déjà été traduit dans vingt-neuf langues. Trop de tournées dans les grandes universités américaines – Harvard, Yale ou Columbia. Trop d’émissions télévisées en France. A 45 ans, il ne voulait pas, disait-il, « céder à la vanité, cet ennemi du talent ». Une fracture de la jambe l’obligeait depuis trois mois à marcher avec une béquille, bon prétexte pour refuser toutes les interviews.
Sofiane Hadjadj, le fondateur des éditions Barzakh, à Alger, qui a sillonné pendant des mois avec son auteur cette vaste Algérie où les librairies sont rares, a complété les explications. « Il est très courageux et aussi un peu inconscient, a prévenu l’éditeur. C’est l’un des deux ou trois chroniqueurs les plus talentueux d’Algérie, solitaire, subversif et impertinent. Mais la violence des réactions qu’il suscite le laisse parfois perplexe. »
En France, sa tribune « Cologne, lieu de fantasmes », publiée le 31 janvier dans La Repubblica et le 5 février dans Le Monde, un mois après les agressions de dizaines de jeunes Allemandes venues passer la nuit de la Saint-Sylvestre à Cologne, a déchiré la gauche. En pleine crise des réfugiés, il y voyait une manifestation de « la misère sexuelle dans le monde arabo-musulman » et de son « rapport malade à la femme ». L’affaire lui a valu les reproches désolés d’Adam Shatz, cet ami journaliste qui lui avait consacré un an plus tôt un long portrait dans le New York Times. En France, une quinzaine d’universitaires l’ont décrété « islamophobe ». Trois semaines durant, les médias ont convié ses soutiens, favorables à la « libre pensée », ses adversaires, refusant « le choc des cultures ». Même Manuel Valls, qui avait téléphoné quelques mois plus tôt à l’écrivain afin de dire son admiration pour Meursault, contre-enquête, lui a apporté publiquement son soutien. « Ce que demande Kamel Daoud, a écrit le premier ministre sur Facebook, c’est qu’on ne nie pas la pesanteur des réalités politiques et religieuses, que l’on ait les yeux ouverts sur ces forces qui retiennent l’émancipation des individus, sur les violences faites aux femmes, sur la radicalisation croissante des quartiers, sur l’embrigadement sournois de nos jeunes. »
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