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Lutte contre les "fake news", ou quand les gilets jaunes font leur apprentissage médiatique
Gabin Formont, créateur de la page "Vécu, le média du gilet jaune"

Lutte contre les "fake news", ou quand les gilets jaunes font leur apprentissage médiatique

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Alors que le mouvement est souvent critiqué pour son complotisme, des gilets jaunes se mettent à lutter sur Facebook contre les "fake news". Après avoir rejeté "les médias" et l'information en bloc, ces citoyens militants retrouvent goût à l'essence du journalisme : vérifier les faits.

Le samedi 6 janvier, lors de "l'acte 8" des gilets jaunes, une fake news s'est répandue plus vite qu'une traînée de poudre au sein du mouvement : Coralie, une militante belge, aurait été tuée à Paris par un tir de flashball. Démentie le lendemain par les médias dits "traditionnels", la rumeur avait déjà été contrée dans la soirée par une page Facebook : "Vécu, le média du gilet jaune". Une vérification express réalisée en direct par l'interview d'un "street médic" (un bénévole soignant les manifestants, en VF) pendant un live animé par le jeune animateur de la page, Gabin Formont. Avant d'interroger le bénévole, celui-ci explique avoir failli rédiger un post dénonçant la mort de la jeune femme mais s'être retenu au dernier moment. Doutant de la véracité de l'information, il a préféré attendre la confirmation de quelqu'un présent sur la manifestation. Il s'est donc interrogé, a trouvé des acteurs ayant assisté à la scène, pour finalement rétablir les faits. En clair, Gabin Formont a fait du journalisme citoyen. Fort de ce fait d'arme, il cumule aujourd'hui les likes sur Facebook - "Vécu" dépasse les 45.000 abonnés - et laisse envisager une auto-régulation de la mode complotiste qui gangrène une partie du mouvement. Comme si les gilets jaunes se rendaient finalement compte, à l'usage, qu'au-delà de leur critique de "lémédias", il fallait tout de même défendre le journalisme pour sa principale valeur en démocratie : celle de la vérification des faits.

Se passer des médias traditionnels

A l'origine, le jeune homme n'avait pourtant pas créé sa page pour se livrer à des exercices de fact-checking mais pour se réapproprier le traitement médiatique du mouvement des gilets jaunes. Dans la vidéo d'introduction de "Vécu", publiée le 17 décembre, Gabin Formont explique ainsi vouloir lutter contre les manipulations médiatiques et parler davantage des blessés du mouvement : "Sur France 3 quand un panneau 'Macron dégage' est modifié par la rédaction, il y a une désinformation des médias", relève-t-ilavant de poursuivre : "Les gens n'ont pas les bonnes informations, elles sont tronquées, modifiées, beaucoup de médias vont les tourner dans un sens qui va arranger souvent les politiques, les lobbys, etc". Pourquoi ? Selon lui, c'est parce qu'ils '"sont subventionnés par l'Etat" et qu'en son nom, "ils veulent essouffler le mouvement". Une théorie très répandue parmi les gilets jaunes. Vécu et son équipe ne sont d'ailleurs pas les seuls à occuper ce créneau : la promesse d'une information qui n'aurait pas été filtrée par des journalistes traditionnels est aussi vendue par Born To Be Jaune, page Facebook qui se revendique "en marge du système d'information actuel" et qui a engrangé plus de 10.000 abonnés. Autour de ces deux pages particulièrement actives, gravitent une galaxie de "médias citoyens" dont la plupart aspirent à s'affranchir du modèle d'informationnel traditionnel.

"La première étape d'une éducation aux médias passe toujours par une phase de doute" analyse pour Marianne Olivier Le Deuff, maître de conférences à l'université Bordeaux Montaigne. "C'est même très sain" note le chercheur. Mais cette première phase de doute total, tendant à jeter les informations avec l'eau des médias, a vite montré ses limites à l'épreuve des événements. Ce dont nombre de gilets jaunes se sont aperçus en prêtant attention à la perception du mouvement, premier signal qu'il fallait changer quelque chose. Question de crédibilité. "Au fil des semaines, les gilets jaunes ont réalisé que la vie du mouvement ne se limitait pas qu'aux groupes Facebook, qu'il y avait un enjeu d'image vis-à-vis de l'extérieur" confirme Arnaud Mercier, professeur d'information et de communication à l'université Assas de Paris, et co-directeur de l'ouvrage Commenter et partager l'actualité sur Twitter et Facebook.

Le danger DES FAKE NEWS

Gabin Formont le formule lors de son live du 6 janvier : "On n'a aucune preuve tangible que ce soit vrai donc en l'état, on ne peut pas relayer cette information", rappelle-t-il au sujet de la fausse mort de Coralie. Et de faire passer cette consigne : "Si moi je ne peux pas le faire sur mon média, vous ne pouvez pas le faire sur vos murs, parce que sinon, on perd toute crédibilité si ce n'est pas vrai et que demain les politiques s'amusent à dire que les gilets jaunes sont complotistes et qu'ils relaient de fausses informations ". Objectif : "Ne pas nuire aux gilets jaunes en partageant une fake news", décrypte Olivier Le Deuff.

En témoignent les vives réactions des gilets jaunes en décembre quand Maxime Nicolle, alias "Fly Rider", évoquait un certain "Monsieur X", possédant des documents susceptibles de "déclencher la 3e guerre mondiale". Après plusieurs jours de suspense savamment orchestré, la figure des gilets jaunes avait révélé qu'il s'agissait de... Philippe Argillier, jet-setteur de son état. Réactions aussitôt indignées sur son fil de commentaires : "Ce truc va décrédibiliser tout le mouvement et les journalistes vont en faire des gorges chaudes, je suis écœurée", écrit une internaute. "Le gouvernement va se régaler à regarder ça, ils vont se foutre de nous !!!", s'agace un autre. Plus récemment, si la rumeur selon laquelle un hélicoptère aurait tiré sur des manifestants le 12 janvier à Toulouse a fait les choux gras des groupes du mouvement, certains militants s'en sont en revanche alarmés : "On sait d'où les lacrymos venaient, des forces de l'ordre AU SOLs'agace ainsi un internaute. Arrêtez vos fake news qui décrédibilisent totalement le mouvement".

Si des gilets jaunes ont à présent dépassé le stade du doute pour se frotter à la vérification des faits, ils se heurtent toutefois encore à un autre écueil : la conjonction du journalisme et du militantisme. L'information, "on veut la relayer de manière neutre. On est spectateurs de votre travail et on ne l'oriente pas politiquement", assurait en novembre le fondateur de la page "Born to be jaune", Christophe Lemoine. Avant de néanmoins ajouter : "La page Born to be jaune, elle est empathique envers les gilets jaunes. On fait attention à la manière dont vous allez vous représenter". Si l’objectivité journalistique est un vaste débat jamais refermé (la devise de Marianne est d'ailleurs cette phrase d'Albert Camus : "Le goût de la vérité n’empêche pas de prendre parti"), celle de l'équilibre du traitement de l'information pourrait donc être la prochaine étape de l'apprentissage médiatique des gilets jaunes…

GUERRE D'INFLUENCE

En attendant, la vérification des faits n'a pas encore gagné tout le mouvement. "Ce n'est pas la fin des fake news dans le mouvement note Arnaud Mercier. Tous les gilets jaunes ne veulent pas les combattre et ont tout intérêt à les laisser circuler dans un but politique, qu'ils y croient ou non eux-mêmes". En clair, des figures du mouvement continuent de se servir de rumeurs pour accroître les griefs des gilets jaunes à l'encontre de l'Etat. Dans un live Facebook filmé le mercredi 9 janvier, Maxime Nicolle a ainsi dénoncé, sans preuve aucune, un réseau fantasmé de pédophiles protégé par le silence du gouvernement et des médias

Des déclarations très éloignées des nouvelles habitudes de fact-checking qui émergent dans une partie du mouvement. Très schématiquement, celui-ci paraît aujourd'hui se diviser en deux camps : l'un convaincu que l'autorégulation en termes de fake news est nécessaire pour préserver l'image du mouvement, et l'autre qui pense qu'il faut en revanche les utiliser à des fins politiques. Et si les noms des groupes Facebook de gilets jaunes ont cristallisé ce lundi 14 janvier la division entre les deux figures du mouvement Priscilla Ludosky et Eric Drouet, c'est bien leur rapport à l'information qui paraît profondément les éloigner.

Dans un communiqué annonçant leur rupture, Eric Drouet accusait ainsi son ancienne compagne de route de publier de fausses informations : "Ceci est le seul et unique communiqué officiel rédigé par le groupe facebook : la France en colère !!! Les communiqués faits par la France en colère !!!, doivent uniquement émaner de notre groupe Facebook, ne vous y tromper (sic) pas en vérifiant la source de l'information". Le lendemain, c'était au tour de Priscilla Ludosky de viser le chauffeur routier. Dans un post supprimé depuis, la jeune femme promettait de faire la lumière sur les agissements d'Eric Drouet, afin "quand tout sera terminé", d'expliquer "tout ce qu'il a pu faire pour nuire au mouvement". Ou comment, au sein du mouvement, l'information est devenue l'objet d'une guerre d'influence.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne