Conjoncture

L’Europe peut-elle éviter la crise qui vient ?

10 min

L’économie européenne est à la peine. Pour limiter les dégâts, la zone euro dispose de marges de manœuvre budgétaires. Encore faut-il qu’elle se décide à les exploiter.

La zone euro devrait dégager cette année un excédent extérieur de 380 milliards d’euros, soit 3,2 % de son PIB, selon la Commission européenne. Nous vivons nettement au-dessous de nos moyens, nos marges de manœuvre restent donc importantes. Encore faut-il les utiliser. PHOTO : © Michael Kappeler/ZUMA Press/ZUMA/REA

L’Allemagne entre en récession et les Etats-Unis pourraient suivre ; la crise politique italienne s’aggrave ; les incertitudes liées au Brexit sont plus fortes que jamais ; la guerre commerciale entre la Chine et les Etats-Unis se poursuit de plus belle ; Iran, Syrie, Venezuela, Hongkong, Corée du Nord… les tensions géopolitiques ne cessent de s’accumuler. Il va sans dire qu’on a connu des rentrées moins mouvementées. L’Europe est-elle en mesure de réagir à ce nouvel avis de tempête ? Cela dépend essentiellement de la capacité du gouvernement allemand à renoncer (enfin) aux dogmes imposés à la zone euro depuis dix ans.

L’économie allemande, la première de la zone euro, est entrée dans le rouge au second trimestre

Au second trimestre 2019, la croissance de la zone s’est réduite à un maigre 0,2 % par rapport au trimestre précédent. L’économie allemande, la première de la zone euro, est entrée dans le rouge pendant que l’économie italienne, la troisième de la zone, stagnait. Le Royaume-Uni, seconde économie de l’Union européenne, voyait lui aussi son produit intérieur brut (PIB) fondre de 0,2 %. Et rien n’indique à ce stade que la situation va s’améliorer au troisième trimestre.

Au contraire, l’Allemagne devrait officiellement entrer en récession. Chez notre voisin, qui représente à lui seul 29 % du PIB de la zone euro, c’est surtout l’industrie qui souffre, accusant un recul de 7,5 % de l’activité depuis fin 2017. Particulièrement touchée, la production d’automobiles est revenue à son point bas de 2009, au plus fort de la crise. Le secteur bancaire est lui aussi en grande difficulté : les deux principales banques privées du pays – la Deutsche Bank et la Commerzbank –  plombent tout le secteur en Europe.

La France tient le coup

Dans ce contexte déprimé, la France fait un peu mieux que ses voisins avec une croissance du PIB de 0,2 % au second trimestre. Mais sur un an, le PIB a progressé deux fois plus lentement que l’année précédente, à 1,3 % contre 2,5 % au second trimestre 2018. 

Et cela dans un contexte où le déficit public va pourtant dépasser de nouveau les 3 % du PIB cette année. La faute au cumul du crédit d’impôt compétitivité emploi (Cice) au titre de l’année 2018 et de la baisse pérenne des cotisations sociales patronales qui le remplace, un cadeau aux entreprises estimé à une quinzaine de milliards d’euros. À cela s’ajoutent les mesures décidées suite à la crise des gilets jaunes, qui représentent une dépense de 17 milliards d’euros (en partie sur 2020).

Avec une telle impulsion, l’économie française, moins industrielle et dépendante des exportations que celle de ses voisins italien et allemand, devrait être plus dynamique. Mais, dans un contexte international troublé, le gouvernement a probablement trop insécurisé les Français avec les mesures prises ou annoncées pour flexibiliser le marché du travail, baisser les dépenses publiques, limiter l’assurance chômage ou encore remettre en cause le système de retraites. Prudents, les ménages privilégient l’épargne de précaution, annulant ainsi une part significative de l’effet de relance de ces mesures budgétaires. 

L’Europe vit au-dessous de ses moyens

Au-delà du cas français, que peut faire l’Europe pour éviter que ne s’enclenche une nouvelle spirale descendante comme celle que nous avions connue il y a dix ans ? La zone euro devrait dégager encore cette année un excédent extérieur de 380 milliards d’euros, soit 3,2 % de son PIB, selon la Commission européenne. Autrement dit, nous vivons nettement au-dessous de nos moyens et nos marges de manœuvre restent donc importantes. Mais, étant donné les dogmes qui dominent la politique européenne depuis dix ans, il n’est pas sûr que nous réussissions à les mobiliser.

Face au ralentissement de l’économie, la Banque centrale européenne (BCE) peut abaisser les taux d’intérêt à court terme auxquels elle prête aux banques et injecter directement de l’argent dans le circuit économique (le fameux quantitative easing). Mais Francfort a déjà mis ses taux directeurs à zéro et applique un taux négatif sur l’argent que les banques laissent chez elle au lieu de le prêter. La BCE a aussi créé de la monnaie à tour de bras avec son programme d’achat de titres sur les marchés financiers. Entre 2015 et fin 2018, elle en a acquis pour 2 650 milliards d’euros, gonflant son portefeuille total d’actifs à 4 700 milliards d’euros, soit 40 % du PIB de la zone euro.

Nos marges de manœuvre restent importantes. Mais, étant donné les dogmes qui dominent la politique européenne depuis dix ans, il n’est pas sûr qu’elles soient mobilisées

Mais aujourd’hui, cette politique n’a manifestement plus qu’un effet limité sur l’économie réelle, comme l’illustre la faiblesse persistante de la croissance et de l’inflation. En août dernier, la hausse des prix n’était toujours que de 1 % en rythme annuel dans la zone euro, deux fois moins que l’objectif de 2 % visé par la BCE. Par ailleurs, le faible niveau des taux résultant de la politique monétaire de la BCE annule les revenus de l’épargne des classes moyennes, placée le plus souvent dans des produits financiers peu risqués. D’où le mécontentement de nombreux Allemands, qui épargnent beaucoup, à l’égard de la BCE.

En revanche, cette politique a pour effet de doper les prix des actifs, actions ou immobilier, ce qui permet aux très riches de dégager sans effort des plus-values importantes sur leur patrimoine et à leurs intermédiaires financiers de se verser des commissions confortables. C’est la raison pour laquelle ces acteurs restent demandeurs de politiques monétaires toujours plus accommodantes. Bref, côté BCE, les marges de manœuvre sont désormais limitées, même si Francfort devrait prendre encore quelques mesures supplémentaires en septembre. De toute façon, il n’est pas souhaitable de persister à ne compter que sur son action pour soutenir l’activité.

Lâcher la bride sur le déficit

Dans le contexte actuel de taux d’intérêt très bas sur les titres des Etats, il faudrait surtout recourir davantage au déficit budgétaire. Dans l’ensemble de la zone euro, ce déficit ne devrait être que de 0,9 point de PIB cette année. C’est certes 0,4 point de PIB de plus qu’en 2018, parce que la France et l’Italie ont déjà relâché un peu la discipline budgétaire. Mais il reste encore des marges importantes, même si on veut respecter la fameuse limite des 3 % du PIB.

Cependant, utiliser ce levier risque de s’avérer difficile à cause du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) adopté en 2012. Celui-ci interdit aux Etats, dont la dette publique dépasse 60 % du PIB, d’accroître leur endettement. Or, la politique économique menée depuis 2010 a maintenu l’économie européenne au bord de la récession. Du coup, elle n’a guère permis de réduire la dette publique : hors Allemagne, celle-ci est toujours de 97 % du PIB dans la zone euro, en recul de 5 points seulement depuis le pic de 2014. Pour que la réponse soit adaptée à l’ampleur du ralentissement actuel, il faudrait donc enterrer le TSCG. Pas évident.  

L’Allemagne a besoin d’investir

L’Allemagne, quant à elle, dégage un excédent budgétaire de 1 point de PIB et a profité de sa position privilégiée depuis la crise pour ramener son endettement à 58 % du PIB. Elle est donc aujourd’hui à la fois le pays qui a le plus besoin de soutenir son activité et celui qui dispose du plus de marges de manœuvre pour le faire.

En Allemagne, l’idée qu’il s’agirait d’un trou d’air de courte durée domine toujours 

Saura-t-elle les utiliser ? Pas sûr.Tout d’abord, parce que la gravité de la situation n’est pas encore pleinement perçue outre-Rhin. L’idée qu’il s’agirait d’un trou d’air de courte durée continue de dominer. Les dirigeants ont en mémoire le passage à vide de 2009, où l’Allemagne avait en effet connu une profonde récession – une baisse du PIB de 5,6 % au quatrième trimestre, deux fois plus qu’en France – mais s’en était sorti très rapidement et sans intervention publique massive. A l’époque, les plans de relance géants de la Chine et des Etats-Unis avaient soutenu les exportations germaniques.

Il semble très peu probable qu’un scénario analogue se reproduise et, après le scandale du diesel, la crise de l’automobile allemande risque fort de durer. Si la République fédérale ne comprend pas suffisamment vite qu’elle a besoin cette fois d’une action publique forte et prolongée pour sortir de la crise, les lendemains risquent d’être difficiles. Non seulement pour elle, mais aussi pour ses partenaires européens.

Les besoins sont importants outre-Rhin. Le pays a très peu investi dans ses infrastructures publiques depuis vingt ans, même si un petit effort a commencé à être fait depuis trois ans. La pauvreté est plus élevée que chez nous, notamment chez les personnes âgées. En matière de transition énergétique, même si des efforts importants ont déjà été consentis, la sortie conjointe du charbon et du nucléaire reste un défi colossal. A cela s’ajoute l’émergence d’une crise du logement dans les métropoles, qui nécessiterait une intervention publique massive.

Obstacles institutionnels

Si les marges de manœuvre existent, il reste difficile de les activer à cause d’un blocage idéologique à l’égard de l’action publique dans un pays profondément imprégné d’ordolibéralisme, mais aussi de contraintes institutionnelles fortes.

L’Allemagne a inscrit dans sa Constitution l’interdiction de recourir aux déficits

L’Allemagne a en effet inscrit en 2009 dans sa Constitution une Schuldenbremse, un « frein à la dette ». Cette disposition interdit aux Länder tout recours au déficit et limite celui de l’Etat central à 0,35 % du PIB. C’est la politique dite du schwarze Null, le « zéro noir » (par contraste avec le rouge des déficits). Certes, il s’agit d’un déficit dit structurel : en cas de ralentissement de l’économie on peut aller plus loin et des clauses de sauvegarde sont prévues en cas de crise majeure.

L’existence de cette clause constitutionnelle complique cependant la mise en route d’un plan de relance éventuel. Olaf Scholz, le ministre social-démocrate des Finances, a bien évoqué fin août la possibilité d’une relance de 50 milliards d’euros, soit 1,4 % du PIB. Il ne s’agit cependant encore à ce stade que d’un ballon d’essai. Et la Frankfurter Allgemeine Zeitung, le grand quotidien conservateur allemand, s’est fendu aussitôt d’un éditorial en première page pour affirmer « qu’un paquet conjoncturel n’était pas nécessaire ».  

Augmenter les salaires

Dernier levier qu’il faudrait enfin actionner : les politiques du marché du travail. La flexibilisation du marché et la baisse du coût du travail, menées actuellement dans tous les pays européens, contribuent en effet puissamment à entretenir la déflation dans la zone euro.

Ces politiques se reflètent en particulier dans ce qu’on appelle les « coûts unitaires de main-d’œuvre », c’est-à-dire le coût du travail nécessaire pour produire un euro de richesse. Dans la zone euro, celui-ci n’a pas arrêté de baisser ces dernières années, reculant de 3 points depuis 2009.

La hausse des salaires en Europe serait aujourd’hui une nécessité

Certes, après avoir joué à fond le jeu du dumping social au début des années 2000, le coût du travail allemand s’est remis à augmenter significativement depuis 2016, du fait en particulier de l’introduction d’un Smic, permettant ainsi une relance de la demande intérieure allemande. Mais l’effet négatif de la période Schröder n’est pas encore effacé. Et ces dernières années l’Italie ou encore l’Espagne ont pris le relais dans cette course au moins-disant social. La hausse des salaires, via notamment celle des salaires minimaux (et son introduction en Italie, un des rares pays européens à ne pas en avoir), serait aujourd’hui une nécessité. Mais il n’existe aucun levier institutionnel actuellement pour coordonner une telle politique en Europe.

Comme dans le cas des déficits publics, cette relance par les salaires ne concerne cependant pas au premier chef la France, où les coûts salariaux unitaires n’ont quasiment pas fléchi ces dernières années. Les Européens, et nos voisins allemands en particulier, seront-ils capables de se défaire à temps de leurs œillères face à la crise qui s’ouvre ?

 

Cet article a été réalisé en partenariat avec la plate-forme EDJnet

 

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Commentaires (5)
Alain Lemasson 29/12/2019
Outre les faibles taux d'intérêt, La BCE a réussi le tour de force de redonner aux États des capacités d'endettement supplémentaire en transformant environ 20% des dettes souveraines en quasi-fonds propres. Elle s'est en effet engagée à reconduire les oblig qu'elle rachète à échéance. Comptablement, la dette ne change pas, mais du point de vue du "banquier", le risque France a considérablement diminué. La France peut emprunter plus, et c'est ce qu'elle fait sans trahir l'"esprit" des traités.
Jean Yves IZEL dit "ecometa" 01/09/2019
Il semblerait que l'Allemagne, pays de culture anglo-saxonne (au contraire de la France de culture gréco-romaine) vouée culturellement au libéralisme économique qu'elle impose à toute l'Europe, n'est pas réellement une "économie mixte" ! Elle devrait se souvenir que si son industrie survitaminée les a portés au pinacle dans les années 20 du siècle dernier, c'est aussi leur industrie dépendante des exportations, notamment étasunienne, qui les a fait tomber tellement bas à cette même époque !
Jean Yves IZEL dit "ecometa" 01/09/2019
Comment nous étonner de toutes nos difficultés économiques et sociales quand on sait que le chômage et la précarité de l'emploi sont devenus les seuls mode d'ajustement de cette pseudo économie vouée au libéralisme économique. Un dogme refusant économiquement de prendre en compte les contraintes sociétales, et c'est un comble, qui exploite la société pour ses seuls "tenants" propriétaires des biens de production et distribution et leurs seuls aboutissants financiaristes !
Annie 28/08/2019
La formulation de 17 mds de "dépenses" liées au Gilets Jaunes est selon moi erronée, qui me semblent plutôt un impact budgétaire fait de "vraies" dépenses (Hausse de la prime d'activité), mais aussi de non rentrées de cotisations ou d'impôts : annulation de la hausse prévue des taxes sur les carburants, annulation partielle de la hausse de CSG sur les retraites,défiscalisation et désocialisation des primes des entreprises et des heures Sup. Un éclairage précis de votre part serait fort utile.
Darne 26/08/2019
Bonjour, Quelle est la source utilisée pour indiquer que la production automobile allemande est revenue à son point bas de 2009? Je ne retrouve pas vos calculs en reprenant les chiffres mensuels publiés par la VBA Allemande (en LTM à fin juillet). Merci, Cdt,
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