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Concevoir un jeu vidéo, combien ça coûte, combien ça rapporte ?

Dans un exercice de transparence rare, les développeurs du jeu indé français « Dead in Vinland » dévoilent les dessous d’un projet, du financement à la collecte des revenus.

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Publié le 28 juin 2019 à 09h06, modifié le 29 juin 2019 à 21h32

Temps de Lecture 5 min.

Le jeu « Dead in Vinland » rapporte 8,16 euros par vente en moyenne, somme que se partagent son studio de production, CCCP, et son éditeur, Playdius-Dear Villagers.

C’est l’un des plus gros tabous de l’industrie du jeu vidéo : les chiffres. Quand ils ne servent pas d’argument marketing agité devant tous les médias de la Terre (les 500 millions d’euros de budget autoproclamés de Destiny, avancés en 2014 à l’agence Reuters par son éditeur Activision), ils sont la plupart du temps cachés sous le tapis.

Jusqu’en 2018, le nombre de ventes d’un jeu sur la plateforme Steam n’était connu que grâce aux algorithmes d’extrapolation mises au point par l’ingénieur informatique Sergey Galyonkin, le bien nommé Steam Spy. Les développeurs eux-mêmes sont tenus par des clauses de confidentialité – qui n’ont sauté que l’an passé sur la plateforme de Steam.

Dès lors, il faut mesurer ce qu’a d’exceptionnelle la plongée proposée par les Lillois du studio CCCP dans leurs livres de comptes. Durant une demi-heure, lors du congrès professionnel Game Camp, dont l’édition 2019 s’est déroulée à Lille les lundi 24 et mardi 25 juin, son cofondateur et directeur créatif Matthieu Richez n’a éludé aucun sujet, ni le financement, ni le budget de production, ni les revenus commerciaux de leurs activités.

130 000 euros de budget pour un premier jeu

CCCP n’est pas le plus connu des studios, mais à de nombreux égards, il correspond au profil typique d’un studio moyen en 2019 : indépendant, longtemps cantonné à des projets de commande pour s’autofinancer, et qui s’est lancé dans le bain du jeu vidéo grand public avec l’une des plates-formes ayant pignon sur rue, Steam. Ses ventes, qui se comptent en dizaines de milliers, sont dans la moyenne d’une plate-forme réputée hyper-saturée.

Sur un projet mené à trois, le poste programmation est le plus coûteux, car c’est celui qui a pris le plus de temps, précise Matthieu Richez.

Leur premier titre, une simulation de survie mâtinée d’éléments de jeux de rôle, Dead in Bermuda, sort le 27 août 2015. Conçu par une équipe de trois personnes, il a nécessité un an de production. Budget total : 126 035 euros, essentiellement répartis entre le code, le game design et la partie artistique. S’y ajoutent une dizaine de milliers d’euros pour la localisation du jeu dans différentes langues, et 4 000 euros pour la bande-annonce et la partie sonore.

A l’échelle du jeu vidéo, il s’agit d’un très petit projet. A titre d’exemple, le jeu narratif bordelais The Council, sorti sur PlayStation 4 et Xbox One, entièrement en 3D et doublé, a coûté 4 millions d’euros et réuni une équipe d’une vingtaine de personnes durant quatre ans. Mais il a bénéficié d’acteurs plus puissants, le studio francilien Cyanide (Tour de France, Styx) et l’éditeur Focus Home Interactive (Farming Simulator, Space Run, A Plague Tale).

Sur des marchés aussi saturés que le PC et le mobile, un jeu indé à petit budget, sans communauté ni communication importante, vit sur des niches de quelques dizaines de milliers de joueurs.

Dead in Bermuda a été financé à hauteur de 50 000 euros chacun par le studio et son éditeur, Playdius-Dear Villagers. 30 000 euros supplémentaires ont été apportés par des fonds régionaux. Il est rentré dans ses frais en avril 2018, soit près de trois ans après sa sortie. Mi-juin, ses 60 006 ventes ont rapporté en tout 150 574 euros, sur lesquels le studio a empoché 136 134 euros. Pour un mince bénéfice de 10 099 euros.

45 % d’aides publiques pour sa suite

Le premier jeu de CCCP n’aurait peut-être jamais basculé dans le vert sans le regain d’intérêt suscité par la sortie de sa suite, Dead in Vinland, le 12 avril 2018. Ce second projet était plus ambitieux : une équipe d’une dizaine de personnes à son pic d’activité, 23 mois de production, plus 11 mois de production après le lancement pour corriger les bugs, ajouter du contenu et satisfaire la communauté naissante. Budget total : un demi-million d’euros.

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Un dixième des frais ont été engouffrés dans les coûts externes, ceux que l’on suspecte le moins : 35 000 euros pour la localisation, 13 800 euros pour la bande-son, 3 250 euros pour être présent sur les salons de la Gamescom 2017 et de la Paris Games Week 2017 (couverts par l’éditeur), 2 000 euros pour la réalisation de la bande-annonce, et un peu plus de 1 000 euros pour la soumission – obligatoire – du jeu à l’examen de l’organisme de classification par âge, le PEGI.

Dead in Vinland est également emblématique, dans son montage financier, de l’importance de l’Etat dans l’activité de l’industrie du jeu vidéo français. 45 % de ses fonds proviennent en effet d’aides publiques, qu’elles relèvent de fonds spécifiques (Fonds d’aide au jeu vidéo), de mécanismes de crédit d’impôt (CIJV), ou encore de soutiens régionaux (Pictanovo) ou européens (Creative Europe Media).

L’industrie du jeu vidéo français, qui produit plusieurs succès internationaux chaque année, vit en grande partie d’aides.

Des revenus à 75 jours

L’éditeur, Playdius, a soutenu le projet à hauteur de 135 000 euros, soit un peu plus d’un quart du budget. Mais, souligne Matthieu Richez, les premiers versements n’arrivent que trois mois après la signature du contrat, et il s’agit d’avances sur les ventes, non d’une dotation. Autrement dit, cet argent sera déduit des revenus commerciaux.

Par ailleurs, une fois le jeu lancé, les premières rentrées sont collectées par l’éditeur lui-même, qui les redistribue avec 75 jours de décalage (les 30 jours de délai de Steam plus les 45 de l’éditeur). Si CCCP s’était autoédité, il aurait touché cet argent seulement 30 jours après.

Autre problématique, le déblocage des fonds publics ne se fait pas de manière régulière. Ainsi, alors que le contrat d’édition a été signé en juin 2016, une partie des financements aidés par l’Union européenne est tombée en juillet 2018… deux mois après la sortie du titre. « Pour un chef d’entreprise, en termes de gestion, ce n’est pas évident », déplore Matthieu Richez.

Les fonds d’aide publique se débloquent par étapes. Quant aux revenus issus des ventes (en orange), ils sont redistribués par l’éditeur deux mois et demi après la sortie.

Environ 5 euros par vente pour le studio

Commercialement, Dead in Vinland n’est pas encore rentré dans ses frais. Depuis son lancement il y a 14 mois, il s’est écoulé à 28 048 unités, essentiellement sur Steam (74 %), en attendant sa sortie très stratégique mi-juillet sur Switch, la console actuellement la plus porteuse pour les indés. Sur chaque vente, pour un prix moyen de 16,43 dollars (environ 14,50 euros), l’éditeur perçoit 8,16 euros. Le reste part dans la commission de Steam, les taxes locales et le taux de change. Sur ces 8,16 euros, l’éditeur prend entre 30 et 40 % selon le type de vente (directe, solde, bundle, etc.). Il reste environ 5 euros au studio.

A noter que ce jeu de survie très addictif s’est surtout trouvé des joueurs aux Etats-Unis, en Allemagne et en France : ces trois pays représentent 59,7 % des revenus. Avec plus de la moitié des joueurs qui dépassent les 10 heures de jeu, Dead in Vinland convainc manifestement. « C’est la preuve qu’il est assez addictif. On a une frange de nos joueurs qui est bien acharnée », se félicite Matthieu Richez. Grâce aux données collectées par Steam, il sait également que le premier acheteur à avoir terminé le jeu l’a fait en 17 heures… seulement deux jours après sa sortie.

74 % des revenus proviennent du leader du jeu sur ordinateur, Steam. La sortie sur Switch, console très porteuse pour les jeux indés, devrait changer les équilibres.

Avec ses deux jeux et leurs extensions, CCCP touche aujourd’hui environ 18 000 euros par mois. « L’an prochain on aura atteint l’équilibre, évalue Matthieu Richez. Ce n’est pas un gros hit, il n’est pas rentable sur la première année, mais sur le long terme, il est viable. » Comme il le résume dans une jolie formule, très emblématique des difficultés et de la précarité de nombre de studios indés, « il faut être patient et avoir le luxe de pouvoir l’être ».

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