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TRIBUNE

A ceux qui confondent «libération de la parole» et liberté d’expression»

Dans sa dernière contribution au blog Libération de Philo, publié dans le Libération en novembre 2016, Ruwen Ogien mettait en garde contre le «droit» de dire n'importe quoi.
par Ruwen Ogien, Philosophe
publié le 4 décembre 2016 à 18h36
(mis à jour le 5 mai 2017 à 8h43)

Depuis plusieurs dizaines d'années déjà, la droite la plus dure a déclaré la guerre au «politiquement correct», c'est-à-dire aux prétendus interdits de langage que la gauche dite «bobo» aurait imposés au débat public. Cet interdit porterait aussi sur les conversations privées, témoin le scandale causé par les «propos de vestiaire» de Donald Trump à l'encontre des femmes, dont il pourrait toujours, disait-il, «choper les chattes» en raison de sa célébrité. Ces propos vulgaires ne l'ont pas empêché de devenir le 45e président des Etats-Unis. Mais il restera pour toujours, à ma connaissance (qui n'est certainement pas la plus exhaustive sur ce sujet), le premier à avoir été aussi grossier, aussi insultant, aussi ouvertement raciste, xénophobe et misogyne. Pour la pensée de gauche (si on peut concevoir une certaine unité à cette pensée, ce qui est de moins en moins évident), le «politiquement correct» consiste à exclure toute expression péjorative à l'encontre des minorités sexuelles ou culturelles, tous les stéréotypes racistes, misogynes, xénophobes, islamophobes, homophobes, antisémites, en public et en privé, à les réprimer par des sanctions pénales, comme l'amende ou l'emprisonnement, ou seulement par des sanctions sociales, comme la colère ou le boycott (pensez aux revendications récentes des manifestants contre les «plaisanteries» racistes anti-asiatiques).

Selon certains philosophes, la justification de l’injonction d’utiliser, en toutes circonstances, un langage «politiquement correct» est fondée sur l’opposition entre les discours simplement offensants (comme les blagues sur l’existence de Dieu ou la parole de ses prophètes, si difficiles à digérer pour les croyants les plus sensibles, les moins portés sur l’humour et l’autodérision) et les discours méprisants, violents, dirigés contre certaines personnes ou communautés. Ces discours ne seraient pas seulement des propos dont on pourrait se contenter de dire qu’ils sont «offensants». Ils seraient de dangereux discours de haine (1). Ce qui caractériserait ces discours de haine, c’est qu’ils se présentent comme des incitations à l’exclusion, à l’expulsion et même parfois à l’élimination physique de certaines personnes visées et de leur communauté. De façon plus vague ou générale, ils porteraient atteinte à leur «dignité». Pour la pensée de droite, le «politiquement correct» est surtout un carcan mental, une tentative d’imposer une idéologie dont elle a horreur : celle qui valorise le monde dans lequel nous vivons avec sa diversité culturelle, sa tendance au métissage et une certaine forme de relativisme du bien qui laisse à chacun le droit de vivre selon ses propres convictions morales, en matière d’avortement, de fin de vie ou de mariage.

Vu de droite, le «politiquement correct» aurait surtout pour fonction de cacher toutes les réalités qui ne cadrent pas avec la vision plutôt optimiste des humains que la gauche porterait en étendard. Pour la pensée de gauche, les humains ne sont ni bons ni mauvais par nature. Ils deviennent bons ou mauvais selon l'état de l'environnement social. C'est en raison de cette conviction optimiste que, pour la pensée de droite, le politiquement correct ferait porter tout le poids de l'échec scolaire, du chômage, du crime, non pas sur une nature humaine prétendument défectueuse, mais sur l'état de la société. Cette conviction optimiste fonderait une «culture de l'excuse» pour les «paresseux», les «flemmards» et les «délinquants». La pensée de droite affirme, sans preuves, que cette idéologie plutôt optimiste est devenue dominante, hégémonique du fait de l'emprise sur les médias des «bobos de gauche». Mais cette affirmation est démentie par le succès incroyable d'ouvrages dits «déclinistes», comme ceux d'Eric Zemmour ou de Laurent Obertone (la France Orange mécanique), la résurrection de l'hebdomadaire Valeurs actuelles ou la présence envahissante de chroniqueurs catastrophistes comme Natacha Polony à la radio, à la télévision et sur les réseaux sociaux.

Cette idée que le politiquement correct est hégémonique est rendue par un slogan qui finira probablement par lasser à force d’être répété : le règne de la «pensée unique». En fait, tous les mots qui sont utilisés dans le débat public ont une certaine tendance à l’obsolescence. Ils peuvent rapidement céder la place à d’autres tout en faisant référence à la même réalité. C’est, je crois, ce qui est train de se passer. La «guerre au politiquement correct» menée par la droite prend désormais le nom apparemment plus glorieux de «libération de la parole». Mais cette traduction ne neutralise pas la différence entre les pensées de gauche et de droite. Pour la première, les mots «libération de la parole» signifient qu’il est malheureusement redevenu possible d’affirmer de façon «décomplexée» des choses aussi fausses ou révoltantes que «les chômeurs sont des paresseux», «les mauvais élèves et leurs profs sont des flemmards» et «les délinquants n’ont pas d’excuses» ; «les races existent et elles ne sont pas égales du point de vue de leur "degré de civilisation"» ; «les femmes doivent s’occuper de leurs enfants plutôt que de leur carrière et l’avortement est un homicide» ; «l’autorité et les autres valeurs "viriles" (culte de la force, goût du combat, courage militaire…) doivent être réhabilitées et les genres masculin et féminin respectés» ; «les homosexuels, les transsexuels, les transgenres et autres queers sont des malades mentaux à soigner d’urgence», etc.

Au fond, pour la pensée de gauche, tout ce bavardage relayé par les médias est un discours de haine raciste, élitiste, xénophobe, misogyne ou homophobe. Pour la droite, la libération de la parole ne présente aucun de ces vices. Elle n'est rien d'autre qu'un combat légitime mené au nom de la liberté d'expression. Mais du point de vue philosophique, il faut vraiment faire attention à ne pas confondre libération de la parole et liberté d'expression. A mon avis, il faut comprendre la liberté d'expression non pas comme le droit d'affirmer publiquement ses propres opinions, de vanter ses idées, mais comme le devoir de respecter celles des autres. C'est ainsi, du moins, que je comprends le sens du célèbre aphorisme attribué à Voltaire qui est censé saisir le sens profond de la liberté d'expression : «Je désapprouve ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'à la mort pour que vous ayez le droit de le dire.» En fait, le sens de cette phrase n'est pas très clair. On peut se demander si elle signifie qu'on doit défendre le droit des autres à dire des choses qu'on désapprouve jusqu'à son dernier souffle, ou si elle veut dire qu'il faut être prêt à mourir pour défendre ce droit, ce qui est plus pompeux, plus mélodramatique et beaucoup moins «voltairien» (2) ! Mais la phrase attribuée à Voltaire n'est pas un énoncé juridique rigoureux. C'est une formule littéraire qui traduit l'intuition philosophique que la liberté d'expression est un devoir à l'égard des autres, et non un avantage qu'on réclame pour soi. C'est exactement ce que je pense.

J’ajouterais, pour bien marquer le contraste, que la libération de la parole n’est pas le devoir de respecter les opinions d’autrui. C’est seulement la revendication du droit d’affirmer sa personnalité intellectuelle, son ego, ses propres idées, aussi stupides soient-elles, nous venons de le voir dans la sidérante campagne présidentielle de Trump. Finalement, du point de vue minimaliste que je défends, il est absurde d’accorder la même valeur morale à l’affirmation de soi et au respect des autres, et donc de donner le même sens à la libération de la parole et à la liberté d’expression.

(1) Jeremy Waldron, The Harm in Hate Speech, Harvard University Press, 2012.

(2) Jeremy Waldron, «Boutique Faith», London Review of Books, 20 juillet 2006. Dernier ouvrage paru : Mon dîner chez les cannibales, Grasset, mars 2016.

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