Nature

L’Alpe d’Huez, la montagne terrassée

La refonte d'un des secteurs du domaine skiable de la station iséroise a été réalisée sans permis et sans étude d’impact. Le recours engagé n’y changera rien : les bulldozers et la dynamite ont déjà défiguré les lieux.
par François Carrel, envoyé spécial à l’Alpe d’Huez (Isère)
publié le 28 octobre 2016 à 19h21

La station de ski de l’Alpe d’Huez termine cet automne la refonte totale d’un des secteurs de son domaine skiable, le Signal. Des travaux costauds : nouvelle piste, remplacement des remontées mécaniques, extension du circuit d’enneigement artificiel, le tout pour 12 millions d’euros.

Du pied au sommet de la Grande Sure - la colline qui domine de 300 mètres le nord de la ville -, une profonde entaille a été creusée pour créer la nouvelle piste qui permettra de revenir à la station. Un kilomètre et demi de longueur en faible pente, une trentaine de mètres de largeur, des remblais dépassant parfois 10 mètres de haut et des kilomètres de canalisations pour approvisionner ses 22 nouveaux canons à neige… Un véritable boulevard à la montagne.

Devant ce chantier démesuré, la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna) a porté plainte. Le motif ? L’ouvrage dépasse très largement ce que la société d’exploitation du domaine skiable de l’Alpe d’Huez, la Sata, avait annoncé aux services de l’Etat par une simple déclaration préalable. Il aurait dû n’y avoir qu’un court tronçon de piste, avec des affouillements de 1,60 m maximum. Les travaux réellement réalisés auraient d’évidence nécessité un permis d’aménager et une étude d’impact.

Yann Carrel, le directeur technique de la Sata, ne le nie pas. Il explique simplement que «le chantier a dû évoluer face à des problèmes de topographie, des dévers plus importants que prévu à corriger». L'aménageur compte régler les formalités plus tard : «Nous sommes en contact avec les services de l'Etat et nous effectuerons la procédure de "recollement" qui nous sera demandée.» Quant à l'étude d'impact, elle serait en voie de finalisation, «réalisée par notre cabinet d'écologues. Nous la verserons si nécessaire au dossier».

Photo Pablo Chignard. Hans Lucas.

«Remise en état impossible»

Si l'on suit bien, la Sata lance les travaux d'abord et remplit les formulaires ensuite, avec une étude d'impact faite maison. Juridiquement, c'est osé. Mais c'est la politique du fait accompli. Thomas Guiblain, administrateur isérois de la Frapna, est lucide : «Notre plainte aboutira… mais la piste est déjà presque finie. Et la remise en état est impossible.» Il admet qu'«une telle plainte est rare». L'objectif «est de lancer une alerte, un message aux aménageurs et aux services de l'Etat. Ce type de piste aux impacts écologiques colossaux, qui n'est ici qu'un des maillons d'un gros projet de développement, n'aurait jamais été construit il y a quelques années».

Paradoxalement, la colline arrondie, aux pentes herbeuses régulières, était déjà parfaitement skiable, mais elle ne proposait que des pistes rouges et bleues. Yann Carrel explique que ces travaux considérables étaient indispensables «afin de classer la future piste en vert pour que tout le public puisse y passer, y  compris les débutants. C'est une nécessité économique». A cet argument sur la facilité du ski s'ajoute le besoin d'un damage optimisé, indispensable à l'enneigement artificiel. Et à une approche marketing : la future piste sera «un parcours ludique, composé d'attractions et de modules colorés», annonce la station.

Vincent Neirinck, de l'ONG Mountain Wilderness, est depuis plus de quinze ans le représentant élu des associations écologistes à la commission Unités touristiques nouvelles (UTN) du Comité de massif des Alpes, consultée sur tous les projets avant leur autorisation par l'Etat. Il confirme cette évolution : «Les stations adaptent désormais la montagne aux débutants : tout le monde doit pouvoir aller partout, tout de suite.» Avec des terrassements qui «induisent des impacts irréversibles». Yann Carrel, le directeur technique de la Sata, jure au contraire qu'«il n'y aura pas d'impact important, sauf visuel». Une fois les terrassements et les réengazonnements prévus effectués, la nouvelle piste sera, dit-il, «magnifique».

«Personne dans les ministères et les préfectures n'a en réalité la moindre idée des conséquences pour le milieu de ces pistes pensées pour la neige de culture», dénonce Vincent Neirinck. Pourtant, l'état de secteurs de l'Alpe d'Huez aménagés ces dernières années est édifiant. A 2 100 mètres, au lieu-dit Chavanus, plus un relief n'est naturel : tout a été façonné au bulldozer. Les sols sont reconstitués sur géotextiles. Les constructions sont énormes : gares, restaurants, usine de production de neige alimentée par de grands lacs artificiels. «C'est une zone naturelle totalement remodelée par l'homme, avec un sol artificiel parcouru de kilomètres de canalisations. L'aménagement est comparable à celui d'une zone urbanisée», résume Thomas Guiblain, de la Frapna.

Une grande barre rocheuse a été dynamitée et maçonnée pour laisser passer une piste rectiligne et plane, bordées de canons à neige. L’herbe semée a poussé sur un compost issu de boues de stations d’épuration, parsemé d’innombrables et indestructibles déchets de plastique de quelques centimètres. Le vallon du Rif Brillant, torrent déversoir du lac Blanc qui avait été en 1911 l’un de tous premiers sites classés des Alpes, a été à moitié comblé par les milliers de mètres cubes de remblais d’une piste. Le Rif plonge dans une canalisation, sous une dalle de béton. Un massacre.

Vincent Neirinck précise qu'il ne stigmatise pas spécialement l'Alpe d'Huez. «Ce que l'on voit ici est à l'image de ce qui se fait partout, alors que nous avons déjà le plus grand domaine skiable du monde.»

Photo Pablo Chignard. Hans Lucas.

Pourtant, la station veut continuer. La Sata va encore investir dans la neige de culture, les travaux de pistes, les lacs artificiels et les remontées. C’est l’un des volets d’un plan global de développement chiffré à 350 millions d’euros pour les cinq ans à venir. En outre, 4 600 lits touristiques vont s’ajouter aux 35 000 existants : principalement des résidences et hôtels quatre ou cinq-étoiles, soit 220 millions d’euros d’investissements privés. L’Alpe d’Huez veut faire bondir de 40% (16 100 en 2020) le nombre de ses lits dits «chauds», par opposition à ceux des résidences secondaires dits «froids» en raison de leur très faible occupation.

Ce programme immobilier passera en commission UTN le 23 novembre et devrait être validé sans souci. Les travaux commenceront l'été prochain. L'Alpe d'Huez veut enfin relier d'ici à 2021 son domaine skiable à celui des Deux Alpes, l'autre grande station iséroise, grâce à un téléphérique à 60 millions d'euros par-dessus la vallée de la Romanche qui les sépare. Le maire de l'Alpe d'Huez, Jean-Yves Noyrey, défend son projet : «Aujourd'hui, notre chiffre d'affaires est légèrement en baisse : la perte de fréquentation n'est compensée que par la hausse de nos tarifs. Nous voulons rétablir notre avenir économique et esthétique, rattraper notre retard sur les stations savoyardes.» Il espère accroître de 25% le chiffre d'affaires de la Sata. Plus que les choix techniques ou les chiffres, ce que les écologistes condamnent, c'est «l'état d'esprit de ce plan, que l'on retrouve partout : une fuite en avant permanente, encore renforcée face à la pénurie de clientèle», résume Vincent Neirinck.

Car le secteur des sports d'hiver français est bel et bien en crise. La France a cédé aux Etats-Unis l'hiver dernier sa position de leader mondial, avec une fréquentation en recul de 3%. «L'Alpe d'Huez applique le même raisonnement que les autres : plutôt que de requalifier l'existant, on construit du neuf - du haut de gamme toujours, alors qu'on déplore que les jeunes ne viennent plus au ski», dénonce Vincent Neirinck. Pour remplir, il faut toujours plus d'équipements liés au ski et la neige de culture est vue comme la seule issue. Laurent Wauquiez, président LR de la région Auvergne-Rhône-Alpes, a annoncé un plan d'investissement en neige de culture de 200 millions d'euros sur six ans.

Photo Pablo Chignard. Hans Lucas.

Réchauffement

Une politique «pas du tout en phase avec la problématique du réchauffement climatique et dans un massif alpin déjà suréquipé», ne peut que constater Thomas Guiblain. Le maire de l'Alpe d'Huez, lui, est convaincu de bien faire : «Nous aménageons la montagne, en la façonnant, mais sur une petite partie seulement, avec de gros efforts de nettoyage, de requalification, de diminution du nombre de pylônes et de notre impact carbone… Nous faisons partie de ceux qui défendent le plus la montagne, en permettant aux hommes d'y vivre.» Il se dit sûr de préparer «la station du futur, durable et polyvalente».

Pourtant, le réchauffement climatique, qui condamne inexorablement une partie des stations de moyenne altitude, affecte également l'Alpe d'Huez : le petit glacier de Sarenne, sur lequel la station proposait autrefois du ski d'été, aura disparu d'ici quatre ans. Ce vallon somptueux, jusqu'alors vierge, est désormais équipé d'une centaine de canons à neige et d'une piste boulevard… Vincent Neirinck avertit : «Il y a eu le Grenelle, la COP 21, les choses ont bougé : le réchauffement climatique est cité dans la nouvelle loi montagne en discussion au Parlement. A l'échelle des projets locaux, pourtant, rien ne change. L'Etat est dans l'autocensure, il suit les élus locaux, quelle que soit leur couleur politique, et signe les projets.» Que faire alors ? Raisonner «à l'échelle des massifs» et sortir «de la compétition station contre station». Sinon, «la fuite en avant continuera».

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus