Le mouvement des Gilets jaunes est-il une ubérisation de la contestation ?

Un manifestant des "gilets jaunes" à Paris, le 1 décembre 2018 ©AFP - Theo LEGENDRE
Un manifestant des "gilets jaunes" à Paris, le 1 décembre 2018 ©AFP - Theo LEGENDRE
Un manifestant des "gilets jaunes" à Paris, le 1 décembre 2018 ©AFP - Theo LEGENDRE
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Nous recevons Fabrice Epelboin, enseignant à Sciences Po Paris et spécialiste des réseaux sociaux, pour discuter des liens entre politique et numérique, de la manipulation de l'opinion publique, et du rôle qu'ont joué les réseaux sociaux dans la mobilisation des Gilets jaunes.

Avec
  • Fabrice Epelboin Entrepreneur, spécialiste des médias sociaux. Enseignant à Sciences Po.

Dans l'expression des revendications des Gilets jaunes, les réseaux sociaux, et notamment Facebook, jouent le rôle de plateforme d’échange et de lieu de diffusion de la contestation, où la colère devient virale. Nous recevons Fabrice Epelboin, enseignant à Sciences Po, où il anime l’Atelier numérique, spécialiste des réseaux sociaux et contributeur régulier à Reflets.info, un blog spécialisé. Le mouvement des Gilets jaunes est-il une ubérisation de la contestation ? Nous parlons politique et numérique, mobilisation sur Facebook et influence des réseaux sociaux sur le débat public et la démocratie.

"J’ai eu l’impression d’avoir affaire à quelqu’un qui avait passé énormément de temps à des activités comme le théâtre et Marivaux lors de son adolescence et qui en avait été profondément imprégné. C’est très agréable, je ne suis pas sûr que ça participe à un sentiment de proximité avec le peuple." (à propos de l’allocution télévisée d’Emmanuel Macron)

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"Ce ne sont pas des médias sociaux, ce sont des réseaux sociaux. […] Ce sont eux qui assurent désormais la distribution des contenus fournis par les médias, mais pas seulement, à un nombre grandissant de personnes. La moitié des Français grosso modo ont accès à l’actualité à travers Facebook. Cette fonction de distribution est passée d’une simple fonction de livreur, au XXe siècle, qui acheminait les journaux jusqu’au kiosque, à un algorithme extrêmement complexe, qui prend en compte une multitude de paramètres, et qui de temps à autre évolue pour les besoins, essentiellement financiers, de Facebook. Il y a eu un transfert ces dix dernières années de l’influence des médias et des contenus vers la distribution de ces contenus. Cette influence est aujourd’hui essentiellement dans les mains de deux acteurs, Google et Facebook, qui se reposent sur de l’algorithmie extrêmement complexe, et sur une surveillance généralisée de la population pour acheminer la bonne information à la bonne personne en fonction d’impératifs financiers. […] Donner une partie de l’infrastructure sociale à une technologie qui n’est pas sous souveraineté française pose d’immenses problèmes."

"[Le] changement d’algorithme de Facebook […] a consisté à donner une priorité aux groupes, aux gens qui essayent de construire quelque chose ensemble, par rapport aux pages, qui sont des éléments traditionnellement issus d’une logique média, où les médias déversent leur contenu, et de donner une priorité à la proximité géographique. Ce qui fait que votre flux d’information fourni par Facebook, qui pour la moitié des Français représente la façon de voir le monde, vu que c’est leur seul apport d’actualité, du jour au lendemain, a été orienté vers le voisin, plus que le média, et le voisin qui se regroupe pour faire quelque chose ou pour partager des choses, plutôt que la page média qui finalement n’a pas tant de proximité que ça. Et ça a donné un univers informationnel qui a basculé, et qui a permis une accélération de la rencontre, de l’échange, échange qui s’est fait sur la base d’une grogne sociale préexistante, évidemment."

"Facebook a largement contribué à un effort d'inclusion sociale. Le problème, c’est que l’inclusion sociale, ça fait aussi naître, ça révèle […] des problèmes sociaux, et c'est très précisément ce qui s'est passé [avec les Gilets jaunes]. Mais l’intention politique de départ de Facebook était sociale. […] Quand vous décidez tout d’un coup de déconnecter des gens dont le métier, c’est de diffuser en masse de l’information pour essayer de les reconnecter entre eux, on a très clairement affaire à une intention politique." (à propos du changement d’algorithme de Facebook).

"Dans plein de pays, Facebook est l'alpha et l'oméga du tissu social."

"Facebook interfère […] dans l’infrastructure sociale, en France comme ailleurs."

"L'espace médiatique aujourd'hui représente l'opinion publique d'à peine un quart des Français. […] A partir de la fin des années 1990, on a assisté à un phénomène de repli sur soi. On a commencé à exclure du champ médiatique des personnalités telles que Jean-Marie Le Pen […], Dieudonné […]. Aujourd’hui, force est de constater que ces gens-là sont très largement majoritaires, et ils se sont réfugiés sur Internet depuis une génération. Ils y ont développé un savoir-faire dialectique, des échanges d’idées, des courants politiques, une multitude de choses qui n’apparaissent jamais dans les médias mainstream, ou alors à des fins de caricature."

"L'espace médiatique mainstream constitue en tant que tel une bulle. […] Il y a une première bulle qui s’est formée dès la fin des années 1990 de façon diffuse sur Internet, des gens qui se sont réfugiés dans les pages persos, puis qui ont vu l’arrivée des blogs, et ensuite du web 2.0, et puis des réseaux sociaux, et qui ont maintenant des pratiques militantes qui ont vingt ans derrière elles. […] Nous sommes aujourd’hui dans une société constituée d'une myriade de bulles, et dans laquelle la bulle dominante ne représente pas du tout la majorité. C’est le problème de démocratie que nous posent les Gilets jaunes, de façon criante."

"On trouve dans les réseaux sociaux des communautés qui se regroupent autour d’idées politiques qui n’ont pas leur place dans les médias mainstream, soit parce qu’elles sont strictement interdites, il y a aussi énormément de choses assez nauséabondes, du racisme, de l’homophobie, du sexisme, des choses que la loi censure, mais il y a bien plus de choses encore qui ont tout simplement été exclues par un mécanisme d’autocensure, qui aujourd’hui touche à ses limites, dans la mesure où il se retrouve en très petite minorité."

"La fracture numérique, c’est une marotte de politiques, qui consiste à vouloir poser des infrastructures, de fibre optique la plupart du temps, dans les campagnes. Ça correspond à des problématiques de budget négocié à l’Assemblée nationale, ça ne reflète pas une réalité dans les usages. On voit bien aujourd’hui que, à tous les ronds-points, tout le monde a un smartphone, et tout le monde est sur Facebook ou WhatsApp à échanger des informations. Donc, fracture numérique, je pense vraiment que […] ça correspond à un vrai problème d’infrastructures du territoire, mais […] c’est l’arbre qui a caché le fait que tout le clan des progressistes est totalement dépassé par le progrès, et que tout le clan de ce qu’on nomme populistes est totalement immergé par le progrès, et on s’aperçoit que d’un point de vue politique, c’est le cas depuis une génération. […] Il faut bien réaliser que le clan qui nous dirige, le clan dominant, est totalement dépassé par les événements, alors que de toute évidence les fameux populistes se saisissent à merveille de ces progrès technologiques. Ça devrait poser question."

"Essayer de trouver une plateforme de négociation chez les Gilets jaunes est complètement aberrant, vous allez avoir une compilation. Ça n’a aucun sens, et c’est de toute façon nécessairement contradictoire. Essayer de trouver une représentativité chez les Gilets jaunes est complètement aberrant. Ce genre de mouvements tire sa force du fait qu’il n’a pas de représentativité, qu’il n’a pas d’intermédiaire, qu’il n’y a pas d’individus réellement au sein du mouvement […]. L'individu ne représente pas le groupe, et le groupe en tant que tel est une force qui n'est pas pensée pour négocier, pour interagir, pour échanger, pour dialoguer, elle est pensée pour s'opposer et uniquement s’opposer, jusqu’à ce qu’elle s’épuise, ou jusqu’à ce que le système auquel elle s’oppose s’effondre."

"Le cœur de leurs revendications […] tient en deux mots : dignité et démocratie."

"Compter le nombre de manifestants, ça n’a pas de sens. Discuter de la cohérence de la plateforme de revendications, ça n’a pas de sens. Essayer de trouver des interlocuteurs qui soient des représentants ou des porte-parole, ça n’a pas de sens. Et comme les médias et les politiques ne savent interagir qu’avec ce type de mouvement, on va malgré tout le forcer à rentrer dans un moule et on va avoir […] des gens qui ne représentent qu’eux-mêmes qui vont venir discuter avec des gens qui sont habitués à interviewer des représentants politiques ou des représentants syndicaux. Ça ne donnera rien."

"Chaque fois que quelqu’un se détache de ce groupe avec une vague mission de représentation, le groupe s’en détache immédiatement. Il y a un vrai rejet de la démocratie représentative. […] Il est impératif de renouveler en profondeur le système démocratique, la Cinquième République, si on veut mettre fin à ce type de mouvements, et aboutir à quelque chose où ces gens se sentent faire partie de la nation."

"Ils ne comprennent pas ce à quoi ils ont affaire. Ils n’arrivent pas à adapter leur ton. Et surtout, ils ne peuvent pas entendre ce besoin de renouveau démocratique, vu que ça consiste à les nier eux. Donc on est dans une impasse." (à propos de la réaction des politiques)

"On est vraiment sur dignité et démocratie. […] Dignité, c’est évident que ça passe par plus d’argent, mais c’est loin d’être suffisant, on n’achète pas la dignité, ça passe par plein d’autres choses. Et démocratie, on est obligé aujourd’hui de faire face au fait que, à travers ce système à deux tours qu’est la présidentielle, et l’alignement du quinquennat sur le mandat de député, on est dans une impasse du point de vue démocratique. Cette démocratie n’est pas du tout représentative. On a les pleins pouvoirs pour grosso modo 24,5% des électeurs qui se sont prononcés, 20% des inscrits. C’est quand même la preuve que ce n’est pas une démocratie, et qu’il est parfaitement légitime qu’une écrasante majorité de la population considère que notre système n’est pas une démocratie. Si on ne répond pas à cette attente, on va la voir resurgir de toutes parts."

"Il y a de fortes chances que ces tentatives de manipulation qui viennent très certainement d’Etats étrangers se multiplient. Pour l’instant, il n’y a rien d’affolant. On a évidemment assisté aux fameuses fake news, dans tous les sens, de tous les bords, qui ont eu un réel impact. […] Il va falloir qu’on se fasse à l’idée que ça fait partie du territoire médiatique, et qu’il va falloir vivre avec."

"Tout ça amène à une transformation radicale et de la démocratie, et du système médiatique. […] Tout ça va changer, évoluer, parce que soit on reste en démocratie, et il va falloir faire de la place à ceux qu’on a exclus jusqu’ici, soit on passe sur un autre système, […] de façon radicale."

"On a une quantité croissante de nations qui ont ces capacités d’intervention : […] les Russes […], les Américains […], l’Angleterre […], les Israéliens […], les Saoudiens et Emiratis […], les Qataris. […] Il y a beaucoup de forces en puissance et elles sont toutes opérationnelles sur le terrain français." (à propos des soupçons d’ingérence et de ceux qui auraient intérêt à manipuler l’opinion publique)

Extraits sonores :

  • Extrait d'une vidéo YouTube du 27 octobre 2018, vue près de 100 000 fois : la Gilet jaune Jacline Mouraud exprime son ras-le-bol vis-à-vis de la politique du gouvernement
  • Extrait d'une vidéo de Facebook du 11 janvier 2018 expliquant son changement d'algorithme qui réduit la visibilité des posts d’annonceurs par rapport aux posts des "proches"
  • Extrait d'un podcast de Radio Néo avec Dominique Pasquier : http://www.radioneo.org/fr/podcasts/view/1211/dominique-pasquier
La Grande table culture
27 min

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