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L’association La Bascule, instrument macronien ou outil du changement ?

Créée en février 2019 à l’initiative de l’« écoentrepreneur » Maxime de Rostolan, la Bascule se présente comme un « lobby citoyen » souhaitant « accélérer la transition démocratique, écologique et sociale ». Reporterre est allé à la rencontre des animateurs de cette initiative à la culture de « start-up » assumée.

  • Pontivy (Morbihan), reportage

« Bienvenue à la clinique de la transition ! Ici, on soigne la République ! » Sourire aux lèvres, Quentin, 28 ans, ouvre la porte vitrée de l’ancien accueil d’urgence d’un hôpital désaffecté, situé en lisière de Pontivy, petite ville bretonne. Dans son dos, deux personnes méditent au soleil, bercées par le rire des mouettes, tandis qu’un petit groupe prépare une réunion. Sur le grand toit de tôle rouge, en grandes lettres blanches, on lit : La Bascule.

C’est ainsi que s’intitule le « lobby citoyen » créé en février 2019 à l’initiative de l’entrepreneur Maxime de Rostolan. Son but ? « Accélérer la transition démocratique, écologique et sociale en réunissant les moyens humains et financiers disponibles afin de propulser, catalyser et relier les initiatives engagées en ce sens. »

Pour s’y consacrer à plein temps, près de 70 volontaires âgés de 19 à 55 ans — étudiants, ingénieurs, travailleurs sociaux, thérapeutes, entrepreneurs, chômeurs — ont transformé la clinique en « quartier basculeur » pour au moins six mois. Début avril, après trois semaines de chantier, le bâtiment abandonné a pris l’allure d’un squat propret. L’étage dédié aux 80 chambres des patients a été transformé en coloc géante, 200 panneaux solaires ont été prêtés par l’entreprise Akuo, un champ de pommes de terre a poussé en lisière du parking, une bibliothèque et un atelier ont été créés — et même une salle de sport.

 « Ici, j’ai découvert la gouvernance partagée ! »

Manon, 21 ans, en master à Sciences Po Rennes, est arrivée en mai attirée par les « chantiers collectifs pour transformer un lieu à l’image d’une autre société ». Avec d’autres, elle aide les maraîchers du coin deux fois par mois en échange de légumes. Damien et Nicolas, deux amis de 22 ans, ont adapté le cursus de leur école d’ingénieur. « On apprend bien plus que dans notre formation. On gère des projets qui ont du sens plutôt que de travailler sur des sujets déconnectés de nos valeurs », expliquent-ils, levant brièvement le nez de leurs ordinateurs.

« Ici, j’ai découvert la gouvernance partagée ! » s’enthousiasme Inès, 24 ans, qui s’apprête à passer les concours d’avocat. « J’étais habituée aux systèmes pyramidaux, mais je découvre une autre manière pour prendre des décisions et vivre ensemble sans conflits ! » « Gouvernance partagée », « codéfinition », « reliance », « coconstruction » : ces mots qui fleurent bon la start-up flottent sur les lèvres et les affiches. Dans l’ancienne aile de la chirurgie ambulatoire, les dix groupes de travail de la Bascule — renommés les « organes » — ont pris leurs quartiers, couvrant leurs bureaux de schémas, de calendriers et de post-it.

Manon, 21 ans, étudiante de Sciences Po Rennes, a rejoint la Bascule en mai.

« J’ai participé aux marches pour le climat : c’est bien, mais trop ponctuel. Notre force est de réunir dans un même endroit des volontaires qui peuvent consacrer tout leur temps pour soutenir les initiatives existantes », analyse Inès. La Bascule n’est pas censée créer de nouveaux projets, mais travaille sur le fond avec des dizaines de partenaires. « Dans le pôle “lobbying citoyen”, on fournit par exemple des bénévoles pour aider le Collectif de la transition citoyenne, qui n’a pas assez de moyens. »

En à peine quatre mois, l’association a constitué une force de frappe que de nombreuses structures pourraient envier : 70 volontaires à temps plein, 1.500 bénévoles répartis sur tout le territoire, une vingtaine de « cellules locales » en projet. Le pôle « politique » travaille sur l’accompagnement de futures « listes citoyennes » aux municipales, en lien avec les associations Tous élus, La Belle Démocratie et Démocratie ouverte ; mais aussi sur le projet de « convention citoyenne » nationale portée par les Gilets citoyens.

« Maxime de Rostolan peut mobiliser de nombreuses têtes de réseaux, des entrepreneurs, des politiques » 

Mais qu’y a-t-il de vraiment nouveau par rapport aux villages Alternatiba, qui cherchent depuis 2013 à mettre en lumière et à relier les alternatives ? Guillaume, ingénieur de 28 ans venu de Lyon, répond sans ambages : « Le carnet d’adresses de Maxime de Rostolan. Il peut mobiliser de nombreuses têtes de réseaux, des entrepreneurs, des politiques. Ça ouvre des nouvelles portes. »

La Bascule est avant tout le bébé de cet « entrepreneur social » proche de Nicolas Hulot, dont l’entregent est sans commune mesure dans le milieu écologiste. Cet ingénieur issu des beaux quartiers a fondé Blue Bees en 2012, une plateforme de financement participatif dédiée à l’agroécologie , puis Fermes d’avenir en 2014, une association qui promeut le développement de petites fermes agroécologiques.

Basée au château de la Bourdaisière, propriété de l’ancien banquier Louis-Albert de Broglie, autoproclamé « prince jardinier », cette association a connu un développement rapide. Elle emploie près d’une quinzaine de salariés et travaille avec des dizaines de partenaires, parmi lesquels Terre et Humanisme mais aussi Casino, Metro, Fleury-Michon, Philips, Neuflize OBC, BPCE, BNP-Paribas. Elle a intégré en 2016 le groupe SOS, mastodonte de l’économie sociale et solidaire, fondé par Jean-Marc Borello — proche d’Emmanuel Macron, membre du bureau exécutif et des commissions d’investiture de La République en marche (LREM) [1].

Mais pour Maxime de Rostolan, l’expérience a touché ses limites. Fin 2018, les amendements proposés par Fermes d’avenir dans la loi Alimentation, au terme de deux ans de lobbying, ont été censurés par le Conseil constitutionnel. Joint par Reporterre, l’entrepreneur se souvient de cette douche froide : « J’ai compris que nos institutions n’étaient pas adaptées à l’intérêt général : il faut les changer. » En octobre 2018, il a démissionné de Fermes d’avenir et s’est lancé dans un nouveau projet, qui s’appellera La Bascule : « Faire émerger une force politique citoyenne apartisane. »

« Voulez-vous m’aider à créer les conditions d’une force politique citoyenne ? »

Pour cela, il a imaginé organiser « une grande fête comme celle du Larzac en 2003 » — elle avait rassemblé 300.000 personnes, au pic des luttes des faucheurs volontaires contre les OGM et de la vague altermondialiste. Il a pris conseil auprès de José Bové : l’ancien député européen l’a encouragé, tout en lui déconseillant d’organiser un tel événement sur le célèbre causse. L’entrepreneur a alors contacté six agriculteurs de son large réseau. L’un d’eux a répondu favorablement : Jouany Chatoux, membre des Jeunes Agriculteurs (branche jeune de la FNSEA, le syndicat agricole majoritaire), producteur bio installé à Gentioux-Pigerolles, au cœur du plateau de Millevaches, dans le Limousin.

Pour élargir le cercle des acteurs impliqués, un week-end de rencontre a été organisé les 26 et 27 janvier au château de la Bourdaisière. Au menu des discussions : « Quelle grande fête rendra irrésistible l’émergence d’un mouvement citoyen ? » 140 personnes sont venues en débattre — militants, responsables associatifs, journalistes, entrepreneurs et « leaders d’opinion ».

Quentin, 28 ans, travailleur social au chômage, membre du réseau étudiant Together4Earth, a rejoint le lobby citoyen dès février.

Mais le projet s’est vraiment concrétisé autour des réseaux d’étudiants de grandes écoles engagés pour le développement durable. Début février, Maxime de Rostolan a tenu des conférences à Lyon, Toulouse et Polytechnique. « Voulez-vous m’aider à créer les conditions d’une force politique citoyenne », demandait-il. Des dizaines d’étudiants ont répondu à l’appel. Mi-février, un site internet a été créé, une vidéo publiée, et des centaines de candidatures ont afflué. Comment loger les volontaires ? Maxime de Rostolan a d’abord prospecté dans son réseau de châtelains, mais c’est finalement un entrepreneur breton, Gilles Carlach, qui a prêté la polyclinique. Le décompte était lancé : six mois pour parvenir à « l’An zéro », le grand raout d’été censé rassembler des dizaines de milliers de personnes.

« Je ne suis pas Macron-compatible »

Sauf que sur le plateau de Millevaches, au sein du réseau d’habitants, de collectifs et de coopératives qui y sont installés, l’initiative apparaît comme parachutée et dangereuse. Le festival de l’An zéro, qui propose de « fédérer et coconstruire un Nous des transitions, au-delà des antagonismes », est accusé de gommer la conflictualité sociale et de promouvoir une « écologie consensuelle » complaisante vis-à-vis du gouvernement et des grandes entreprises. Une riposte s’est organisée.

Mi-juin, un texte paraissait dans IPNS, le mensuel d’information associatif du plateau, nourrissant une tribune publiée par Reporterre. Puis, l’écrivain Serge Quadruppani faisait paraître un autre texte critique sur Lundi matin. Partisans d’une écologie révolutionnaire et d’une stratégie d’opposition au système capitaliste, les rédacteurs dénoncent « une tentative pour répéter aux dépens des luttes écologiques l’opération menée dans les années 1980-1990 par SOS-Racisme face aux luttes de quartiers contre les violences policières et à l’exigence d’égalité qui montait des banlieues : il s’agit, à coups de mégaconcerts, d’engagement “citoyen” du show-biz et de recrutement de quelques “rebelles”, de stériliser une opposition qui, autrement, menacerait les fondements mêmes du système ». Le 24 juillet paraissait également une tribune soutenue par une trentaine d’organisations, dont plusieurs représentantes de l’agriculture paysanne, intitulée « L’an zéro de l’écologie macroniste ? »

Damien et Nicolas, 21 et 22 ans, ont aménagé le cursus de leur école d’ingénieur, et travaillent d’arrache-pied sur le « village de l’engagement » de l’An zéro.

Le 1er juillet, lors d’une réunion publique sur place, neuf « basculeurs » ont été bousculés par une soixantaine d’opposants. Ceux-ci affirmaient : « Votre vision de la politique, c’est de vous asseoir à la même table que nos ennemis ! », « Votre écologie est Macron-compatible ! » L’agriculteur hôte, Jouany Chatoux, est en effet connu sur tout le Plateau pour être un soutien de première heure d’Emmanuel Macron pendant sa campagne — il a même reçu François de Rugy en février. Et le député LREM de la Creuse, Jean-Baptiste Moreau, a contacté la préfète pour faciliter la tenue du festival

« Aujourd’hui, ce sont les entreprises qui font la loi » 

« Je ne le savais pas ! » jure Maxime de Rostolan, qui affirme l’avoir découvert entre février et avril — sans pour autant avoir décidé de revoir sa collaboration. « Je ne fais pas d’enquêtes sur les gens avec qui je travaille, sinon je n’en finirais pas. Je travaille avec beaucoup de gens qui votent Macron, j’ai même des membres de ma famille qui ont été candidats aux législatives pour En marche ! », dit-il à Reporterre. L’entrepreneur, qui avait fait l’objet d’une vidéo de LREM sur la permaculture en 2017, affirme n’avoir rencontré Macron qu’une seule fois, lors de sa campagne présidentielle, et ne pas connaître François de Rugy. « Je ne suis pas Macron-compatible : c’était une maladresse dont je prends la seule responsabilité. » Mi-juillet, un nouveau site d’accueil du festival a été choisi : l’aérodrome de Guéret, dans la Creuse, toujours.

Les opposants suspectent toutefois une manœuvre accompagnant le verdissement de « l’Acte II » du quinquennat Macron, avec en ligne de mire les municipales où LREM fait « appel à l’engagement citoyen » pour « renouer le lien avec la France des ronds-points ». « Il y a fort à parier que les listes que la Bascule suscitera ne trouveront pas de listes macroniennes en face d’elles », dit Serge Quadruppani. Maxime de Rostolan et tous les volontaires interrogés par Reporterre réfutent ce soupçon. « On veut former des citoyens pour que des gens normaux, qui nous ressemblent, s’emparent de la politique, quelles que soient leurs idées ! » Les lignes rouges de la Bascule précisent son caractère « politique mais apartisan, sans consigne de vote ».

Cassandre, 22 ans, étudiante à Sciences Po Rennes. « On veut que de nombreux QB [quartiers de Bascule] se créent sur les territoires ! »

Un fait permet toutefois de s’interroger : Martin Bohmert, membre du bureau exécutif d’En marche !, ancien délégué général des Jeunes avec Macron, est venu passer une semaine entière à Pontivy, début juin. On ne trouve aucune trace de son passage sur le site internet ni dans le registre des personnalités passées à la Bascule et consulté par Reporterre — en ce qui concerne les politiques, seuls Joël Labbé, sénateur écologiste du Morbihan, Noël Mamère et Nicolas Hulot sont mentionnés. M. Bohmert a confirmé sa venue à Reporterre : « J’y suis allé en tant que citoyen, pas pour essayer de phagocyter. Je ne suis pas d’accord avec tout mais je voulais écouter et comprendre. J’ai retrouvé dans leur croissance et leur développement les mêmes problèmes que LREM il y a deux ans — de leadership, de gouvernance, d’objectifs. Les mêmes d’ailleurs que n’importe quelle structure citoyenne. Nous sommes très attentifs à tous ces mouvements, quelle que soit leur taille. C’est très important d’avoir un écosystème citoyen plus radical qui cherche à accélérer sur la transition. J’ai l’intention d’aller à l’An zéro pour continuer de rencontrer ces acteurs. »

Au-delà des relations avec la Macronie, la proximité de l’initiative avec le monde de l’entrepreneuriat suscite les critiques. « Faire avec plutôt qu’être contre », est au fondement de la stratégie de la Bascule. Une posture clivante dans le mouvement écologiste, mais assumée : « Aujourd’hui, ce sont les entreprises qui font la loi. Décréter qu’il ne faut pas leur parler, c’est se priver de toute chance de faire bouger les choses. La stratégie du “naming and shaming” n’a presque jamais fonctionné, les actions de blocage sont nécessaires mais insuffisantes : il faut attaquer de tous les côtés », dit Maxime de Rostolan.

« On ne va pas faire la transition uniquement avec 1 % d’extrémistes et 4 % de colibris ! » poursuit-il. « On prend acte que les multinationales existent et qu’il y a des êtres humains qui veulent changer à l’intérieur », explique Cassandre, 22 ans, étudiante de Sciences Po, qui porte l’initiative depuis le début. « Si Total nous approche pour faire la transition de manière sincère, alors OK ! Mais à la moindre entourloupe, on s’en ira. »

« On sait bien qu’il y a des puissances d’argent autour de nous »

La Bascule n’est pas financée directement par des entreprises mais par des mécènes privés. « Sans autre contrepartie que la satisfaction de soutenir une dynamique d’intérêt général », assure Maxime de Rostolan. Sur les 80.000 euros du budget, 29.000 euros ont été obtenus par les appels à financements participatifs, 10.000 euros par Rostolan lui-même, et 40.000 euros donnés par quatre mécènes. Quant à l’An zéro, la part fixe de son budget, environ 300.000 euros, est financée selon la même logique : 230.000 euros (soit près de 75 %) ont été collectés auprès de sept mécènes, et 20.000 euros auprès de la région Nouvelle Aquitaine. Les noms des mécènes restent secrets. « Certains sont des amis d’école qui ont revendu leurs start-up pour plusieurs millions, il n’y a aucun intérêt à révéler leurs identités », explique l’entrepreneur.

Une installation de 200 panneaux solaires, normalelement utilisée pour les zones sinistrées, a été prêtée par l’entreprise Akuo.

En sourdine, certains « basculeurs » comme Guillaume s’interrogent : « On sait bien qu’il y a des puissances d’argent autour de nous. Est-ce que ça va nous permettre de toucher les indécis qui sont moins à l’aise dans la lutte frontale, ou risque-t-on une récupération ? » Thibaut, 40 ans, ancien communicant et membre de l’organe « chemin » — qui doit s’assurer que les méthodes de la Bascule sont conformes à ses valeurs — regrette un « manque de diversité sociale ». D’après lui, les Gilets jaunes de Pontivy, qui en avaient fait la demande en avril, n’auraient pas pu ouvrir une permanence à la Bascule. Le lien avec les quartiers populaires est également une « question qui n’a pas eu le temps d’être vraiment traitée ». Il déplore aussi la cadence managériale : « J’ai peur qu’on construise trop vite, dans l’urgence, au détriment du fond. »

De leur côté, Cassandre et les autres, dans un enthousiasme sincère, préparent déjà la suite : les prospections pour un nouveau bâtiment sont en cours, les candidatures continuent d’affluer. Et les réflexions vont bon train pour « développer un modèle de financement pérenne » pour être moins dépendant des mécènes et poursuivre l’aventure. « Ici, contrairement au monde de l’entrepreneuriat habituel, on incarne un mode de vie concret. On veut proposer des séminaires pour les entreprises et les particuliers. Des formations rémunérées à la gouvernance partagée, à la vie en communauté et à la sobriété heureuse, sans pour autant être un zoo », imagine-t-elle.

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