Cover On the row  (2021)

On the row (2021)

Cette année-là, sur ma table de chevet...

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116 livres

créee il y a plus de 3 ans · modifiée il y a 23 jours

Le Poids du ciel
7.3
1.

Le Poids du ciel (1938)

Sortie : 1938 (France). Essai

livre de Jean Giono

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

1938 : devant la situation européenne qui se tend toujours davantage, Giono qui voit l'imminence de l'abîme reprend ses arguments des Vraies Richesses écrit l'année précédente, et tente une ultime sommation pour réveiller ses frères humains. Il crie plus fort, secoue plus violemment, mais semble avoir compris qu'il ne s'agit que d'un baroud d'honneur. Le livre, avec ses trois parties, semble composé comme un retable : de chaque coté deux volets ramassés, encadrant un tableau central plus grand, plus composé aussi, et une fois n'est pas coutume sous forme de collage. Comme s'il inventait au fur et à mesure l'outil dont sa fièvre a besoin, il juxtapose, il explose, il syncope. Mélange des tons, des codes, des espaces, à la limite de Chagall et de Marinetti. Expérimental, et parfois un peu lassant à suivre. Pour tout dire, j'ai trouvé ça mieux réussi dans les parties plus courtes, la première qui bouillonne, danse de Saint-Guy façon Bosch, et surtout la dernière, qui tente une dernière fois de chanter la lumière alors que les ténèbres arrivent. Discours engagé, pertinent et cohérent (et tellement d'actualité aujourd'hui, après 80 ans de saccage anti-écologique nous permettant de voir avec le recul l'ampleur du désastre), un discours que beaucoup aimeraient se contenter de classer comme passéiste et ringard, voire réac. Une chose m'a d'ailleurs sauté aux yeux, que je n'avais jamais perçue : la communauté d'esprit entre Giono et Tati (à qui les mêmes reproches absurdes seront faits), autour de l'idée notamment que la poésie est la pire ennemie de la technique. Il y a dans les meilleures pages du livre la même candeur, la même joie enfantine, et la même désespérance transformée en nostalgie, que dans Mon Oncle. Preuve qu'une guerre mondiale supplémentaire ne pouvait en rien remettre l'Occident sur le droit chemin mais n'a fait qu'empirer l'aveuglement des hommes.

« Non, ce n'est pas ici que vous avez reculé d'horreur. Le gouffre de la raison technique ne peut pas vous donner le vertige. Il vous est familier ; il vous est plus familier que votre propre beauté. Vous avez déjà perdu le commandement de vous-même. Ce que vous haïssez, ce qui mot à mot a meurtri votre chair déjà mystérieusement désespérée, c'est tout le reste du livre. Il parlait à de vieux souvenirs qui depuis longtemps sont en trop. Je vais vous dire le vrai motif de votre haine : vous n'avez trouvé personne à adorer dans ces pages ; et vous avez un terrible besoin d'adorer ».

Tueurs de flics
7.8
2.

Tueurs de flics (1979)

Sortie : 1979 (France). Roman, Policier

livre de Frédéric H. Fajardie

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Ben à l'os quoi... et c'est marrant à quel point c'est jouissif, de lire un texte qui dit autant avec une telle économie de moyen. Violence, brutalité, absurdité des rapports sociaux, assénées avec l'élégance d'un boxeur anglais, souple sur ses appuis, précis dans ses allonges. Car il ne s'agit pas d'écriture blanche, bêtement sobre et contenue. Non, c'est plus ici question de ciseleur : comment enlever tout le fatras, l'inutile, l'habillage, sans emporter avec l'âme, la rage, et la tendresse. Une eau-forte en quelque sorte, où peut s'en donner à cœur joie l'acide qui creuse sans bavure.

"C’est l’heure ! L’heure des clans, des sectes. Votre pourriture s’écroulera dans le reflet étincelant des longs couteaux de la nuit et des rasoirs du crépuscule. Il faut désapprendre, retour à la préhistoire, à la tribu, là précisément où commença l’erreur. Nous nions vingt siècles d’histoire, de domination par le pognon, le salariat, vos modèles de réussite.
« Vous me flinguerez : pour autant, dans les ZAC, les ZUP, les dizaines de milliers de HLM poussent des millions de petits vampires ! On s’amusera dans les années 80 ! »"

Les Captifs du Lys blanc
6.9
3.

Les Captifs du Lys blanc (2001)

Los impostores

Sortie : 2002 (France). Roman

livre de Santiago Gamboa

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Très chouette roman d'aventures, qui lance trois farfelus intellos (un écrivain péruvien, un journaliste colombien et un universitaire allemand) sur les traces d'un manuscrit chinois recherché également par les descendants des Yìhéquán, les Boxers de la fameuse révolte. C'est enlevé, c'est malin, et amusant, Gomboa excellant dans la construction « en marqueterie » et dans le portrait tendre de personnages un peu veules ou mal dans leur peau, confrontés à des situations loufoques qui les dépassent mais ne les effraient pas plus que ça. Un divertissement de qualité, comme disaient nos grands-mères.

Berlin secret
4.

Berlin secret (1927)

Sortie : 1 février 2017 (France). Roman

livre de Franz Hessel

Chaiev a mis 6/10.

Annotation :

Publié en 1927, Berlin secret se déroule au cœur des quelques années dorées de la République de Weimar, alors que l'inflation est jugulée et que la crise de 1929 n'est pas encore en vue. Fragile équilibre, on s'en doute, mais qui suffit à la petite troupe d'oisifs décrits par Hessel pour vivre dans l'insouciance et le désœuvrement. D'ailleurs, le monde extérieur semble bien le cadet de leurs soucis, et leurs chassés-croisés, qui se déroulent sur moins de 48 heures, pourraient tout aussi bien avoir lieu au XIXe ou au XVIIIe siècle. Impression renforcée par l'art tout théâtral de Hessel, qui parvient à dessiner de la façon la plus légère qui soit les imperceptibles déchirures des êtres bien nés, évoluant comme des fantômes dans les décors bientôt caducs d'une Allemagne rêvée.

Rue du Pacifique
6.4
5.

Rue du Pacifique (1988)

The Corner of Rife and Pacific

Sortie : 2006 (France). Roman

livre de Thomas Savage

Chaiev a mis 6/10.

Annotation :

La façon dont Savage met en place les éléments – très steinbeckiens – de son roman est alléchante. Montana début du XXe, petite ville en pleine expansion, familles aux destins croisés : les personnages et les situations sont présentés avec un sens très sur de la litote, de la distance, et de la complexité lovée dans une narration faussement naïve, sorte de piège camouflé dans les replis du récit. Seulement, pour tenir toutes ces promesses, il aurait fallu que le livre fasse 500 ou 600 pages, mettre tout ça en branle pour moins n'en vaut pas la chandelle. Savage, arrivé au milieu du gué, paraît soudain découragé, ou bien il avait mieux à faire que rester enfermer dans son bureau à plancher. Alors il cavale, il résume, il liquide pour clore en deux chapitres sa fresque si bien amorcée, et laisse son lecteur bien dépité de toutes ces promesses avortées.

"Alors il parla : « Jamais, au cours de toute ma vie… » Les hommes âgés sur les murs de Troie n’avaient jamais non plus, au cours de toute leur vie. Quant à sa femme, elle se toucha les cheveux sous son chapeau pour voir s’ils étaient sortis de leur filet. Elle non plus, au cours de toute sa vie, n’avait jamais, mais bizarrement, elle n’éprouvait aucune jalousie, pas même d’envie, juste de la tristesse."

La Cavalière
6.4
6.

La Cavalière (2021)

Sortie : 7 octobre 2021. Récit

livre de Nathalie Quintane

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

J'aime beaucoup la façon qu'a Quintane d'utiliser la matière textuelle à la fois comme une bouée et comme un pendule pour se mouvoir dans le réél. Sans certitude, mais toujours d'aplomb. Frontalement, mais le regard aux aguets. Et puis cette impression, dès la première phrase, qu'elle continue, de livre en livre, une conversation. Pas un cours donc, pas un discours, mais une sorte de débat, de mise en perspective, entre elle et elle, entre elle et nous. Littérature inclusive, dans le sens fort du terme.
La nouvelle pièce du puzzle cherche cette fois à interroger la pertinence des liens entre passé (les années 70) et présent autour d'une affaire de mœurs qui défraya la chronique de la petite ville de D., près de Grenoble, où vit aujourd'hui Nathalie. Que faire avec ces deux blocs – hier et aujourd'hui - encore liés par la mémoire de ceux qui se souviennent du premier et vivent dans le second ? Les confronter, les dissocier, oublier l'un, ou l'autre ? Sur tout ça, l'autrice ne tranche pas mais le simple fait de raconter cette quête, et de la raconter comme ça est déjà un plaidoyer en acte, contre l'esprit dogmatique qui lui ne change pas, quel que soit l'époque considérée.

« Sexe et parole ? langue ? De toute façon, on n’associe pas les deux ; le sexe est devenu muet. On ne voit pas comment ni pourquoi il entraînerait telle ou telle discussion politique (ou philosophique). Que le sexe est muet implique donc une langue sans chair – la langue vacante du français d’entreprise, ce français ordinaire qu’on parle tous les jours, qui tombe de notre bouche comme des perles d’égout sans qu’on puisse en tenir aucune. Comme l’époque parle par nous pour exister et nous chasse de notre passé, de notre mémoire, d’un geste vif du tranchant de la main, d’un bas les pattes nous en sépare, celles et ceux qui vécurent ces années-là, s’ils veulent s’expliquer, s’ils désirent vérifier dans notre regard que nous sommes capables de saisir à distance cette fusion de la chair et du verbe dont nous n’avons pu faire l’expérience, étant nés plus tard (quelquefois cinq ans, huit ans seulement plus tard), doivent lentement, par évocations successives, faire monter en eux ce passé, comme on agite un drap au-dessus d’un feu pour composer des signaux de fumée »

Plasmas
6.3
7.

Plasmas (2021)

Sortie : août 2021 (France). Roman

livre de Céline Minard

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

A chaque Minard son style, ou plutôt son goût, sa saveur. Ecriture protéiforme, adaptative, et pourtant par delà les avatars, il y a comme une unité fantômatique, de l'ordre de l'immatériel, esthétique de la fumée qui imprègne sans peser. Les dix nouvelles qui composent le texte poussent un peu plus loin la science fiction déjà présente dans le Dernier Monde : cette fois la Terre, détruite enfin, n'est plus qu'un lointain souvenir, et les hybridations, les bifurcations, les évolutions divergentes ont fait leur œuvres souterraines. Le livre ressemble à un mobile à dix branches, qui flotte dans un air limpide et mystérieux, une sorte de crépuscule permanent, un demi-jour qui estompe les reliefs mais aiguise les perceptions. L'écriture est à la fois incisive et allusive : chacune des dix facettes, plutôt que de signifier frontalement, ne fait que refléter une image déjà lointaine et ténue, qui tremble et se mélange, se floute, se dissout.

« L’irruption était le seul phénomène susceptible de troubler leurs murmures et leurs chants. Ni la maladie, ni la mort, ni la naissance qu’ils accueillaient en silence ou bercés par le son des activités quotidiennes ne donnaient lieu au moindre débordement. Quelques-uns parmi eux étaient bruyants, par goût des grands gestes. Une certaine idée du lyrisme, de l’outrance, de l’humour ou de la provocation sociale les agitait soudain. Ils pouvaient alors entraîner le groupe entier dans une forme de farandole immobile, un tourbillon dont ils étaient moins le centre que la source exposée. Le moment arrivait et disparaissait comme une humeur, sans affecter en rien le débit ni la nature du flux qui les enveloppait. C’était un accès, une couleur qui se manifestait spontanément, trempait l’assemblée, l’inclinait, l’enrichissait d’une nuance à peine posée aussitôt disparue. »

C'est beau, la guerre
8.

C'est beau, la guerre (2019)

Sortie : 17 octobre 2019 (France). Roman

livre de Youssouf Amine Elalamy

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Triple gageure pour Elalamy qui s'attaque à un récit de guerre, en s'appuyant sur des situations contemporaines qu'on croit, à tort, familières, et en décidant de les poétiser sans les affadir. Comme impressionné par la hardiesse de son entreprise, l'auteur semble un peu gêné aux entournures dans les premiers chapitres, se déroulant dans une ville soumise aux bombardements croisés de l'armée nationale et de milices rebelles. La langue se cherche un peu, les scènes ne parviennent pas vraiment à dépasser le poncif, et l'on pressent que le défi ne va pas être facile à relever. Et puis, avec le départ du héros sur les routes de l'exil, et surtout son arrivée dans un camp de réfugié, soudain un petit miracle opère. En assumant la part du fictionnel et en la réinjectant directement dans la diégèse, Elalamy trouve la distance parfaite pour passer du tableau général aux portraits particuliers, qu'il traite avec une délicatesse et un tact parfait, laissant affleurer une nostalgie d'autant plus poignante qu'elle sait rester discrète.

« Ensuite, j’aurais donné de grands coups de griffes dans la terre et j’aurais creusé ta tombe de mes propres mains. J’aurais planté de la menthe tout autour et j’aurais attendu qu’elle se nourrisse de ton âme avant de la cueillir. Chaque soir, j’aurais mis de l’eau à chauffer jusqu’à entendre la bouilloire siffler, jusqu’à t’entendre respirer. Ensuite, je me serais préparé une infusion avec toutes ces feuilles de menthe et je t’aurais bu jusqu’à la dernière goutte, sans le moindre grain de sucre, seulement le miel de nos souvenirs. »

Voyager dans l'invisible
7.5
9.

Voyager dans l'invisible (2019)

Techniques chamaniques de l'imagination

Sortie : août 2019 (France). Culture & société, Sciences

livre de Charles Stépanoff

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Le terme de chamanisme a très vite servi, en ethnographie, a décrire un corpus de traditions finalement assez disparates et trop vite regroupées sous la même bannière. Le premier atout du livre est de dépoussiérer un peu le sujet, et de le débarrasser de tout un attirail mystico-romantique qui n'a plus lieu d'être. Se concentrant sur les peuples d'Asie du Nord, Stépanoff parvient à une typologie bicéphale posant une différence entre chamanisme hiérarchique (un seul « spécialiste » par tribu qui sert d'intermédiaire entre les esprits et les gens « normaux ») et le chamanisme héterarchique (où la fonction n'a rien de particulièrement honorifique ou spécifique et ou chacun peut avoir une relation personnelle avec les non-humains). Et sur cette base, l'élève de Descolas entreprend une analyse ethnologique assez passionnante autour du thème de l'imaginaire, montrant que pendant des millénaire, la notion n'était en rien opposée à celle de réel, la séparation passant plutôt entre ce qui est visible et ce qui ne l'est pas. Quant à la distinction entre les deux chamanismes, le point qui retient son attention est des plus politiques, puisqu'elle lui permet d'interroger les relations qui se tissent immanquablement entre l'imaginaire et le pouvoir, et la façon dont le deuxième se construit en captant et en domptant le premier.

La Princesse de.
7.2
10.

La Princesse de. (2010)

Sortie : février 2010 (France). Roman, LGBTQ+

livre de Emmanuelle Bayamack-Tam

Chaiev a mis 6/10.

Annotation :

Coté diégèse, Emmanuelle Bayamack-Tam a décidé de faire le minimum syndical, peut-être parce que le fait de se choisir un héros transsexuel lui paraissait déjà bien suffisant comme gageure de départ. Par contre, délestée de ce tracas d'avoir à lui inventer des aventures variées et mouvementées, elle peut se concentrer sur la langue et l'expression, véritable terrain de jeu où elle s'en donne à cœur joie. Logique après tout que la forme prenne le pas sur la substance, et c'est un vrai plaisir de plonger dans la psychée foutraque de Daniel - gentil fils à maman le jour, drag queen la nuit - alors qu'il raconte, avec une verve et une causticité réjouissantes, sa vie cabossée.

Notre part de nuit
8
11.

Notre part de nuit (2019)

Nuestra parte de noche

Sortie : août 2021 (France). Roman

livre de Mariana Enríquez

Chaiev a mis 10/10, l'a mis dans ses coups de cœur et a écrit une critique.

Annotation :

CRITIQUE INSIDE ↥

« Les parents ne devraient pas exister. Nous devrions tous être orphelins, grandir seuls, il suffirait que quelqu’un nous apprenne à cuisiner et à nous laver quand on est petits et basta. »

CRITIQUE INSIDE ↓

Éloge de la plante
8.4
12.

Éloge de la plante (2004)

Pour une nouvelle biologie

Sortie : 1 septembre 2014 (France). Essai, Sciences

livre de Francis Hallé

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Oh la la, contempteurs du wokisme, attention à Hallé, c'est un dangereux activiste qui entend rendre aux plantes la voix qui leur manque. Soucieux de redorer un peu leur réputation désastreuse, il se lance dans une comparaison entre leur monde et le notre, enfin plus largement celui des animaux, aux fonctionnements si diamétralement opposés. Et là, évidemment, les dangereux islamogauchistes pourraient aussi bien rétorquer qu'il s'agit d'un cas désespérant d'appropriation culturelle : qui est-tu minable botaniste pour parler à la place des plantes, toi qui n'en est pas une.
Bon, blague à part, le livre est à la fois passionnant et convainquant : ce retournement de perspective provoque un sentiment de vertige, et l'on comprend soudain qu'effectivement, la biologie est éminemment animalo-centrée (et pour cause!) mais que les problématiques envisagées selon un point de vue végétal prennent un tout autre aspect.
Si le propos de Hallé est d'ordre global, ses analyses par contre sont tous ce qu'il y a de plus scientifiquement précises, et il s'appuie aussi bien sur la morphologie, la biochimie, l'organisation cellulaire, pour construire brique à brique son plaidoyer et tenter de renverser les hiérarchies inconscientes que nous avons toujours avalisées sans nous en rendre compte. Il est temps de réaliser que la logique végétale, toute d'adaptation et d'autonomie, a beaucoup plus à nous apprendre qu'on croit, du haut de notre soi-disante supériorité animale.

Eichmann à Buenos Aires
6.5
13.

Eichmann à Buenos Aires (2020)

El desafortunado

Sortie : 18 août 2021 (France). Roman

livre de Ariel Magnus

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Par un retournement malicieux, Magnus semble choisir un sujet particulièrement connu, balisé, multi-relaté justement pour ne pas avoir à se poser de question sur ce qu’il veut raconter – les années d’exil et de clandestinité de l’obersturmbannführer au pays du dulce de leche – mais bien plutôt sur la façon de le raconter. Lorsque tout a été dit, analysé, interprété, n’est-ce justement pas là que les choses intéressantes commencent, par delà toute tyrannie du sens ? C’est aussi pour l’écrivain une façon de se demander comment utiliser les outils de la fiction pour faire œuvre documentaire, et comment parvenir à faire sentir que les faits et l’imagination ne sont pas des domaines si nettement tranchés, qu’il s’agisse d’une livre ou de la vie d’un homme.
Et c’est là où le récit devient passionnant, grace au va et vient incessant entre substance et forme : l’étrange vie du criminel de guerre s’appuie comme sur des sables mouvants faits de souvenirs recomposés, et cela fait justement écho aux outils que manipulent le romancier pour qui il ne s’agit ni de raconter la banalité du mal, ni de rétablir une quelconque vérité historique, mais bien plutôt de scruter le flou absolu de son personnage, pour qui passé, présent et avenir ne sont qu’un agrégat de matière aussi ductile que l’argile.

Canto castrato
14.

Canto castrato (1984)

Sortie : 1992 (France). Roman

livre de César Aira

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Avec le recul, les lecteurs savent ce qu’Aira ne savait pas encore en 1984 : non seulement qu’il allait devenir un grand romancier, mais surtout qu’il se spécialiserait dans la forme courte, ces « novela » qui n’ont pas de nom en français, et qui font aux alentours de 100 pages. Ici, comme pour Ema la captive qui date de 3 ans plus tôt, l’épaisseur est au rendez-vous, et l’auteur y va à fond dans l’ambition : roman historique,dans une période – le XVIIIe – très souvent parcourue par ses collègues (sud américains inclus), se déroulant à la fois à Naples, à Vienne et à Saint-Petersbourg, avec un potentiel romanesque évident : le monde de l’opéra, des cours royales, et des intrigues de pouvoir et d’espionage. Mais avec cet humour qui lui est propre, et qui prendra donc par la suite un tournant plus formel reposant sur la concision et l’économie, Aira se plait à dynamiter le jouet qu’il a entre les mains, préférant s’intéresser à la dilution plutôt qu’à la construction. Et le fait d’avoir mis au centre de ce miroir aux alouettes un personnage de castrat, entre l’homme et la femme, est sans doute la façon la plus exquise de symboliser ce qu’est pour lui la forme narrative, si proche du désir : reflet plus qu’image, reposant sur les faux semblants, les faux fuyants, toujours plus frustrante et pourtant, ou partant, toujours plus envoutante.

« De cette foule émanait une odeur de poudre et de cosmétique qui s’éternisait un instant dans la splendeur d’un millier de lampes, dont les flammes jaunes s’irisaient, se frangeaient de vert, sur le carmin du ciel, et sur ce reflet blanc qui se glisse dans le satin et le velours noirs. Parés de toute la gamme des couleurs (une seule par dame, pourtant ; on évitait les contrastes), ils suivaient sans faire de grands gestes le mouvement vrombissant ; les bras, découverts jusqu’au coude, blancs et très frêles, livraient par instants à la vue la roseur d’une paume ou les dessins en spirales du bout des doigts, dans un effet de loupe des joyaux dont les intailles scellaient d’obscurs pactes avec les astres, et encore les articulations protégées par la dentelle noire des inévitables mitaines, sur lesquelles tomberaient, tout aussi inévitables, les regards des hommes. »

Les Vilaines
8
15.

Les Vilaines (2019)

Las malas

Sortie : 14 janvier 2021 (France). Roman

livre de Camila Sosa Villada

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Jamais deux sans trois ! Car avec les Vilaines, on est encore une fois à la limite entre le romanesque et le documentaire, Camila Sosa Vilada ayant choisi la fiction pour parler de ce qu'elle connaît de l'intérieur : la vie d'un groupe de trans à Cordoba, en Argentine. Fiction discrète, certes, mais tout de même effective, qui nous plonge dans le quotidien de la narratrice et de ses copines de tapin, autour de la figure légendaire de Tante Encarna. Optant pour un récit éclaté, qui semble suivre la logique émotive du personnage principal plutôt que la chronologie de ses mésaventures, Sosa Vilada dose avec beaucoup de doigté son cocktail à la fois exubérant, naturaliste, brutal, tendre et désespérant. C'est aussi qu'elle ne se place jamais en surplomb de ce qu'elle raconte, mais qu'elle parvient néanmoins à ne pas verser dans la victimisation ou l'essentialisme. La douleur, l'humiliation ne sont pas choses faciles à manipuler en littérature, mais ici elles sont comme magnifiées par la grâce du regard et de l'écriture – on n'est pas si loin de Genet, sauf qu'ici les deux faces de la médaille sont montrées à égalité. Sublime car crucifiée, mais crucifiée quand même.

« La couche de maquillage qui devenait toute collante, un masque de boue chaude bouchant tous les pores pour que notre âme ne s’échappe pas par ces orifices chaque fois qu’on nous frappait. Le visage tout entier devenait un masque, le plus beau des masques, avec des traits trans plus réels encore que nos propres traits, conçus pour un autre monde, un monde meilleur, où l’on pouvait être pleinement ce masque-là.
En attendant, nous étions des Indiennes maquillées pour aller à la guerre, des fauves prêtes à chasser, la nuit, ceux qui étaient assez imprudents pour s’aventurer dans la gueule du Parc. Et nous étions toujours fâchées, rudes, même pour la tendresse, imprévisibles, folles, rancunières, fielleuses. Et puis, il y avait cette envie perpétuelle de mettre le feu à tout : à nos parents, à nos amis comme à nos ennemis, aux maisons de la classe moyenne avec leur confort et leurs routines, aux jeunes de bonne famille qui avaient toujours la même tête, aux vieilles grenouilles de bénitier qui nous méprisaient tant, à nos masques qui coulaient, à notre propre rage peinte sur la peau, la rage contre ce monde qui ne voulait rien entendre, qui se payait sa bonne santé sur notre dos, et allait jusqu’à nous sucer la vie avec tout cet argent qu’ils avaient et que nous n’avions pas. »

La Raconteuse de films
7.3
16.

La Raconteuse de films (2009)

La contadora de películas,

Sortie : 5 septembre 2013 (France). Roman

livre de Hernán Rivera Letelier

Chaiev a mis 6/10.

Annotation :

Letelier est au Nord du Chili ce que Coloane est au Sud, et si plus de 3000 kilomètres séparent les deux régions, la méthode employée n'est pas très différente. Phrases courtes et simples, roman à peine plus long qu'une nouvelle, simplicité de l'intrigue, et extrême condensation de l'émotion grâce à une écriture serrée et attentive aux bruissements. Ici aussi, l'auteur sait de quoi il parle, lui qui a été élevé dans une de ces oficinas salitreras qui exploitait le salpêtre dans le désert d'Atacama. Fort de cette expérience hors norme de l'extrême pauvreté en milieu inhospitalier, l'auteur déploie avec discrétion un récit tout en finesse, pour jouer au mieux des contrastes entre la vie brutale de la jeune héroïne et de l'évasion que représente pour elle le cinéma. Au mieux, c'est à dire en les effaçant totalement, dans un retournement aussi ironique que cruel.

Tierra del fuego
7.7
17.

Tierra del fuego (1956)

Sortie : 1993 (France). Recueil de nouvelles

livre de Francisco Coloane

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

A travers ces huit nouvelles, écrites en 1956 alors que sa popularité est devenue quasi légendaire au Chili, Coloane semble relever le défi de continuer à évoquer le grand sud de son pays (pas seulement la Terre de feu, titre du premier récit qui donne son titre au recueil, mais aussi Chiloé, le golfe des Peines, la province de l'Ultima Esperanza et les environs de Punta Arenas), qui est justement une terre semblant défier à la fois la narration et la transcription littéraire, tant les conditions de vie y sont extrêmes, et les paysages extra-ordinaires. Sorte de confins du monde particulièrement hostiles aux hommes, et qui pourtant les fascinent et les attirent incompréhensiblement. C'est un peu ce mystère qui sert de ciment implicite aux huit histoires qui s'appuient chacune sur des ressorts assez différents : aventures de huasos (les cow boys de la pampa patagonienne), de marins, de chercheurs d'or, de colons : tous ont leur rites propres, leurs zones d'ombre, leurs peurs et leurs motivations et ce sont ces particularités qui servent de moteur à chaque nouvelle. Mais le regard de Coloane sur ces étranges marionnettes est par contre d'une cohérence parfaite : le style est aussi simple que la nature est excessive, et il va droit au but, avec une grande rigueur, alliée à un humanisme toujours compatissant, qui semble naitre d'une observation attentive et attendrie, sans idéalisme mais sans jugement non plus.

L'Arche de Darwin
6.4
18.

L'Arche de Darwin (2015)

Galapagos regained

Sortie : 18 mai 2017 (France). Roman

livre de James Morrow

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Voici un bouquin qui réunit avec une facilité déconcertante, car joyeuse, gourmande, indocile – les ressorts imparables du roman d'aventure et ceux tout autant minutieux de l'enquête scientifique. Et la bonne idée, plutôt que d'opter pour le sérieux un peu terne de Jules Verne, est d'avoir choisit comme modèle la douce fantaisie des auteurs britanniques, toujours oscillant entre humour pince sans-rire et relativisme bien pesé ! Bille en tête donc, Morrow embarque son lecteur dans des méandres rocambolesques sur les traces de la magnétique Chloé Bathurst, comédienne de son état qui dérobe à Darwin ses carnets de notes afin de gagner un concours richement doté ayant pour objet de départager croyants et athées quant à l’épineuse question de l'existence de Dieu. Ou comment, grâce aux charmes de la fiction, inventer une querelle en cinémascope entre créationnistes et évolutionnistes, dix ans avant la parution de l'Origine des espèces. Car Bathurst, pour étayer sa théorie de contrebande, se voit obliger de partir elle-même pour les Galapagos où tout à commencé, faisant basculer les simples spéculations en péripéties proprement dépaysantes. Arche de Noé, guerres coloniales, jungle amazonienne, révoltes proto-communistes, voyages dans le temps, secte mormone, aéronaute français, narguilés stambouliotes, pigeons voyageurs, c'est un foutu bordel que l'auteur parvient pourtant à canaliser avec verve et méthode.

Le Recensement des intellos de gauche
19.

Le Recensement des intellos de gauche (2019)

Il censimento dei radical chic

Sortie : 26 mai 2021 (France). Roman, Politique & économie

livre de Giacomo Papi

Chaiev a mis 6/10.

Annotation :

A croire que le sujet est suffisamment d'actualité pour inspirer aussi les Italiens ! Le point de départ est donc assez proche de celui du Voyant d'Etampes – la subite animosité générale envers toute tentative intellectuelle non conventionnelle – mais ici le romancier adopte d'entrée un ton volontiers caustique, préférant à l'analyse psychologique la parabole politique. En effet, l'Italie du livre est à nouveau entre les mains de populistes opportunistes, mais cette fois le gouvernement est bien décidé à se débarrasser définitivement des intellectuels de gauche (ceux de droite n'existant apparemment plus), afin d'en finir avec ce qu'ils considèrent comme une morgue pénible et un fatras de savoirs inutiles. La charge est plutôt bien menée, et même si elle manque parfois de subtilité, c'est néanmoins sans tomber non plus dans la caricature. Par contre, le tout reste quand même un peu superficiel, et jamais le livre ne va ailleurs que là où on s'attend à le trouver. Divertissant, un peu glaçant quand on se dit que la direction générale que les démocraties européennes sont en train de prendre est bien celle-ci, mais frustrant quant à la mise en forme par trop paresseuse.

La Jungle
8.3
20.

La Jungle (1906)

The Jungle

Sortie : 2003 (France). Roman

livre de Upton Sinclair

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Si Norris s'était lancé en 1899 dans l'acclimatation du modèle social façon Zola pour parler de la condition des « petites gens » corrompus par la Grande Ville, Sinclair, de huit ans son cadet, va effectuer en 1905 un pas supplémentaire dans l'utilisation du roman pour des causes politiques avec un véritable pamphlet anti-capitalisme qu'il jette à la face d'une nation qui refuse de se voir pour ce qu'elle est : un creuset certes, mais infernal, ni plus ni moins. Avec dans le rôle des victimes de Bâal les travailleurs qui servent de simple combustible pour que la machine à faire de l'argent puisse continuer à tourner.
D'ailleurs, est-ce encore un roman ? Sinclair ne fait rien pour dissimuler son dessein : être le plus réaliste possible - et adopte ouvertement les méthodes du journalisme plus que celles du conteur. Pas de style, mais des faits, appuyés sur une longue enquête de terrain. On dirait un long, très long, très très long article décidé à faire toute la lumière sur l'infamie qui règne dans les abattoirs de Chicago en ce début de XXe siècle. Les personnages sont des supports, les péripéties de simples ressorts, et quand un rayon de soleil fait mine de percer, c'est juste pour tomber plus profond dans la noirceur de l'abime au chapitre suivant. Exploitation de la misère, méthodes iniques, conditions de travail effroyables, scandale hygiénique, non seulement le tableau est épouvantable – de quoi faire passer Dickens pour du Chantal Goya - mais il est répété, assené, jusqu'à l'écoeurement. C'est d'ailleurs peut-être ça, le seul effet romanesque, qui fait que le lecteur abasourdi continue : l'empilement froid des faits, sans aucun affect de celui qui témoigne, rejoint presque involontairement le mécanisme inhumain imaginé par les barons de l'industrie étasunienne. Le profit est une divinité aveugle, et une fois sa logique adoptée, plus rien ne peut l'arrêter, et surement pas cette obscure valeur qui ne veut désormais plus rien dire : l'humanisme. Non, ici l'humain est vu sans fard, sans filtre : une propension infinie à l'abjection.
Peu d'espoir donc dans tout ça, même si pour Sinclair (qui d'ailleurs s'engagera très jeune dans la vie politique) il reste la voie du socialisme pour tenter d'améliorer un peu les choses au jour le jour. Les dernières pages du livres sont vibrantes et magnifiques, et même si effectivement le succès retentissant de l'ouvrage a été à l'origine de quelques lois, le constat d'un lecteur du XXIe siècle se doit d'être des plus

Le Voyant d'Étampes
7.4
21.

Le Voyant d'Étampes (2021)

Sortie : 18 août 2021. Roman

livre de Abel Quentin

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Le thème choisi par Abel Quentin est particulièrement casse-gueule, et à vrai dire je ne donnais pas cher de sa peau avant de commencer. Construire un roman autour des questions d'appartenance, d'esprit woke, d'appropriation culturelle est tout de même un brin miné : comment parler de l'affrontement aussi clivé de deux visions partisanes sans tomber dans la caricature, ou la prise de position dogmatique, ou les effets de manche un peu réductionnistes, que l'on s'élève contre le manichéisme des uns ou l'intégrisme des autres. A moins évidement de renvoyer tout le monde dos à dos, ce qui convenons-en n'a pas beaucoup d'intérêt si on se place sur un domaine sociétal aussi « à chaud ». Eh bien, force est de constater que le romancier parvient assez bien à se sortir de l'ornière, et c'est d'autant plus méritoire qu'il ne prend jamais fait et cause pour le camp des progressistes. Mais justement, pour parvenir à poser sur leurs débordements un regard un tant soi peu objectif, il s'appuie avec intelligence sur tout ce que permet le roman : portrait d'un personnage d'abord (magnifique raté, universitaire qui approche des 70 ans) et portrait d'une époque ensuite (celle dans laquelle il se débat sans plus rien y comprendre). Les deux sont totalement paumés, pour des raisons diamétralement opposées. Dès lors, la charge devient d'autant plus cruelle qu'elle est sans issue (et c'est peut-être pour ça que le pauvre Quentin se voit comparé à l’exsangue Houellebecq) : il n'est finalement pas tellement question d'un réquisitoire à charge contre les arguments des wokes, mais plutôt la déconstruction assez sensible et compassionnelle d'une mécanique terrible qui transforme une position sensée et constructive en outil perverti par quelques ayatollahs dont la voix criarde n'est affligeante que d'être si péremptoire et schématique. Il n'y a plus des méchants et des gentils, comme les deux camps veulent le croire à front renversé, mais des victimes, auto-proclamées ou non. Ce qu'on appelle, en somme, un beau gâchis.

Les Rêves cybernétiques de Norbert Wiener
22.

Les Rêves cybernétiques de Norbert Wiener

Sortie : 3 avril 2014 (France). Essai, Sciences

livre de Pierre Cassou-Noguès

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Toujours fasciné par les rapports entre science et imaginaire, Cassou-Noguès se penche cette fois sur la curieuse figure de Wiener, mathématicien surdoué qui, traumatisé par le fait que certains de ses travaux avaient pu aider à la fabrication de la Bombe, posera après guerre les fondements de la Cybernétique avec des vues plus philosophiques que purement scientifiques autour de la question de la responsabilité des savants et des rapports inquiétant entre l'homme et le machine. Mais pour l'auteur, il ne s'agit pas vraiment de raconter ces cheminements ou de clarifier ces positions, il s'agit bien plutôt d'utiliser les nombreuses fictions laissées par Wiener pour essayer de retracer un portrait plus subjectif, plus évanescent d'un scientifique pour qui plus rien n'était pareil après Hiroshima. Il est bien sûr question de cyborg, d'intelligence artificielle, de post-humanité, mais tout cela est aussi utilisé par l'auteur comme un fascinant terrain d'expérience pour essayer de continuer le cheminement ouvert dans ses ouvrages précédents. Et l'un des plaisirs de la lecture tient d'ailleurs à la démarche si particulière de Cassou-Noguès, qui livre à chaque fois une sorte d'enquête intellectuelle, un work-on-progress qui laisse voir comme à nu la réflexion chercher, musarder, s'égarer, tester, tenter des rapprochements, oser des détours, comme autant d'antidotes aux certitudes et au dogmatisme.

« Concevoir le futur comme une guerre entre les hommes et les machines, ou comme le remplacement des hommes par les machines, est une perspective tout à fait limitée. Si nous sommes assez stupides pour abdiquer en tant qu’êtres humains et refuser le respect à nos congénères au nom de considérations douteuses sur l’efficacité et l’intelligence des machines, alors en effet l’humanité quittera la scène et le mérite bien. Ce qui importe est de préserver un mode de vie humain, et aucune des perfections attribuées à la machine ne peut modifier substantiellement notre responsabilité à ce propos. »

Les Rapaces
6.9
23.

Les Rapaces (1899)

McTeague

Sortie : 2012 (France). Roman

livre de Frank Norris

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Le livre a une grosse réputation, mais peu de lecteurs hexagonaux. Il a d'ailleurs été traduit très tardivement, et garde dans son titre le souvenir du film de Stroheim qui a apparemment plus frappé les esprits de ce côté-ci de l'Atlantique. Aussi bien pour ses scènes hallucinées que pour la gageure du réalisateur qui ne trouvant aucune scène du récit à couper accoucha d'un (très) long métrage de treize heures. Les producteurs y mirent bon ordre.
Quant au roman ? Ouvertement inspiré par Zola, c'est une plongée en apnée dans le San Francisco de la fin du XIXe, autour de la figure de Mc Teague (le véritable titre de l'oeuvre), un mineur analphabète qui cherche à s'élever dans la société mais verra ses rêves de respectabilité morose mis à mal par sa jeune épouse, innocente troublée par l’appât du gain. Le résumé fait ressortir les ressorts qui pourraient être, comme chez son modèle, caricaturaux et taillés à la serpe, mais l'intéressant ici c'est ce que le jeune Norris fait avec cette histoire, qui d'un peu banale devient étrange, insidieuse, complexe. Il y a des éclats de tuba certes, mais aussi de subtiles mélodies au piccolo, des couleurs criardes et des nuances imperceptibles, des gesticulations désordonnées et des caresses imprévues, bref à côté de la machinerie implacable, des zones d'ombre et d'inquiétude qui assurent au texte un relief bien surprenant.

« Parfois, quand elle était sûre que McTeague ne risquait pas de rentrer, elle s’enfermait à clé, ouvrait sa malle, et empilait son trésor sur la table. Il y avait maintenant quatre cent sept dollars cinquante. Elle passait des heures entières à jouer avec son argent, faisait et refaisait les piles, rassemblait tout en un seul tas et s’éloignait un peu pour le contempler, la tête penchée. Elle astiquait les pièces d’or avec un mélange de savon et de cendres, et les frottait sur son tablier. Ou encore elle attirait le tas à elle et y enfouissait son visage, jouissant de son odeur, du contact lisse et frais du métal sur ses joues. Elle prenait même les petites pièces dans sa bouche et les faisait tinter contre ses dents. Elle brûlait pour son argent d’une passion effrénée. Les yeux mi-clos, elle enfonçait ses doigts minces dans le monceau d’or en murmurant des mots tendres entrecoupés de longs soupirs.»

Melmoth furieux
6.4
24.

Melmoth furieux (2021)

Sortie : 3 septembre 2021. Roman

livre de Sabrina Calvo

Chaiev a mis 5/10.

Annotation :

Je reconnais que la démarche de Calvo a quelque chose de très personnel, de touchant même. Et pour essayer de ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain, on peut aussi montrer une certaine indulgence quant à tout l'arrière plan politico-uchronique qui recycle l'imaginaire de la Commune en le propulsant dans une dystopie néo-capitaliste assez classique mais amusante. Enfin amusante pendant 20 pages, parce qu'en fait je crois que c'est ça qui m'a horripilé : tout est répété des dizaines de fois, avec des effets de style qui ne tiennent absolument pas la route sur une telle distance. Ca stagne, ça tourne en rond, ça s'éternise, ça se vautre même parfois dans une guimauve insupportable (même si elle est sincère) qui englue tout, personnages, action, discours. Au bout d'un moment, chaque nouveau chapitre amenait en moi une déferlante de grincements, je n'en pouvais plus des métaphores sur la couture, de l'imaginaire Peter Pan, des franco-anglicismes zyva shine, et des séquences émotions, fatras étouffant qui a fini par avoir raison de ma bienveillance vacillante.

Croire aux fauves
7.6
25.

Croire aux fauves

Sortie : 10 octobre 2019 (France). Récit

livre de Nastassja Martin

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Je ne savais pas en commençant le livre qu'il s'agissait d'un récit vécu, et vu le coté extra-ordinaire de ce qui arrive à la narratrice, c'est même assez difficile à croire une fois qu'on le sait. Mais ce que je me suis surtout dit en refermant le livre, alors que j'avais l'impression que le monde avait un moment cessé d'exister autour de moi, c'est que le fait que Nastassja ait vécu cette rencontre des plus brutales, des plus primales, lui permettait non pas d'être plus crédible, mais d'être moins assujettie à raconter les faits, à donner des gages de réalité. Une romancière aurait pu écrire sur le sujet, mais aurait-elle su atteindre une vérité aussi palpable avec aussi peu de pathos, aussi peu de détails ? Oui, c'est vraiment ça qui m'a surpris, et touché : l'économie de moyen mise en œuvre pour tenter d'approcher toutes les nuances provoquées par cette irruption du sauvage, qui lui a proprement sauté à la gueule par une journée glacée de juin en plein Kamtchatka. Irruption, et pas accident, car la jeune femme n'est pas pour rien anthropologue, et élève de Descola par dessus le marché : du coup l'évènement qui lui est arrivé devient le point de départ d'interrogations larvées, complexes à démêler et surtout à exprimer. Le point nodal qu'explore avec tant de sensibilité et de tact Martin me semble résider là : face à l'évidence opaque de nos rapports au vivant qui nous fait face, on peut se taire certes, mais si l'on veut parler comment dire la nature sans la dénaturer.

La Trahison de Rita Hayworth
26.

La Trahison de Rita Hayworth (1968)

La traición de Rita Hayworth

Sortie : 23 avril 1969 (France). Roman

livre de Manuel Puig

Chaiev a mis 6/10.

Annotation :

L'exploration formelle que tente Puig dans son premier roman est intéressante : multiplication des sources d'énonciation, chouette travail sur la forme parlée, sur l’indétermination des dialogues, afin de reconstruire petite brique par petite brique le quotidien des quelques personnages quelque peu falots au milieu de qui grandit le jeune héros de cette histoire sans vague. Intéressante donc, mais finalement un peu trop envahissante, j'ai trouvé. Comme si à force d'effort pour installer cette virtuosité paradoxale (car toujours en creux, pour dire le plus banalement possible le banal) le romancier sacrifiait un peu au passage l'émotion, la spontanéité et la vitalité.

Dialogues sur l'émergence
27.

Dialogues sur l'émergence (2012)

Sortie : 27 avril 2012. Essai, Sciences

livre de Rémy Lestienne

Chaiev a mis 6/10.

Annotation :

L'idée directrice des théories émergentistes (pas si nouvelles que ça puisque on va bientôt fêter le centenaire de Emergent Evolution de Conwy Lloyd Morgan) fait grincer les dents des réductionnistes purs et durs, mais je lui ai toujours trouvé un potentiel poétique énorme : imaginer que la tout est plus que la somme de ses parties et même qu'il peut y avoir rétroaction de l'entité émergeante sur les composantes qui l'ont fait naître, porte ouverte non seulement à la science fiction mais aussi à une redistribution épistémologique (que Morin par exemple n'a pas manqué de mettre en action dans sa Méthode). Dans son livre, Lestienne a décidé d'aborder la question sur un plan tout ce qu'il y a de plus concret et scientifique, passant en revue avec beaucoup de précision aussi bien la théorie quantique, la themodynamique, que la biologie darwinienne ou les neurosciences. Et pour rendre ces sujets complexes un peu moins rébarbatifs, il choisit de mettre en scène les trois héros des dialogues de Galilée pour leur faire rencontrer les grands Scientifiques du XXe siècle. Tous ces efforts sont louables, et les informations distillées de la plus grande rigueur, mais même comme ça c'est très difficile à suivre, même quand ce n'est pas la première fois qu'on croise de tels sujets. On perd beaucoup de temps à poser les personnages, sans que cela n'éclaircisse beaucoup le propos, d'une complexité un peu décourageante. Perso, je crois que j'aurais préféré un bouquin soit plus synthétique et moins large, soit plus épais et fouillé, mais avant tout moins bavard, histoire de pouvoir un peu mieux suivre toutes ces affaires si obscures et passionnantes à la fois.

Le Communiste
28.

Le Communiste (1976)

Il comunista

Sortie : 1978 (France). Roman

livre de Guido Morselli

Chaiev a mis 7/10.

Annotation :

Morselli est un peu un cas d'école en Italie, figure tragique d'un romancier cherchant pendant près de 25 ans à faire publier ses romans sans jamais y arriver, qui finit par se suicider, et atteint la notoriété post-mortem lorsque son œuvre est redécouverte presque par hasard. Dix romans posthumes, représentant un spectre très large, de l'uchronie au roman historique en passant par le drame psychologique, comme si le pauvre Guido cherchait par quel biais il pourrait bien intéresser les éditeurs de son époque. Le Communiste, pour sa part, date de 1965 et relate les déboires d'un fidèle membre du Parti en butte aux chicanes et à l'étroitesse d'esprit de ses compagnons de lutte, au moment ou les communistes sont en train de perdre un peu plus chaque année leur puissance face à l'hégémonie de la Démocratie Chrétienne. Effet d'optique ou réalité, le fait est que le texte de Morselli semble toujours en décalage avec les cadres romanesques habituels. Il y a une étrangeté pugnace, un ton à la fois éminemment personnel et d'une austérité qui force l'admiration : cette austérité est bien le trait de caractère principal du héros, mais elle contamine tout le roman, comme un agent pathogène qui se multiplierait au sein des phrases et des chapitres. Et à l'arrivée, Morselli parvient à doser assez finement entre portrait politique d'une caste en pleine déroute, et portrait intime d'un homme sans qualité, aussi intègre qu'inadapté à la vie en société.

Raviver les braises du vivant
7.1
29.

Raviver les braises du vivant (2020)

Un front commun

Sortie : 16 septembre 2020 (France). Essai

livre de Baptiste Morizot

Chaiev a mis 9/10.

Annotation :

« On s’est, à certains égards, trompé de logiciel pour penser la traditionnelle “protection de la nature” : ce n’était pas de la protection, et ce n’était pas de la nature (dualiste et patrimoniale). Dans le contexte qui nous occupe ici, il s’agit de changer d’imaginaire conceptuel : protéger la nature, ce n’est pas prendre en charge de manière surplombante une altérité, un dehors pensé comme temple vulnérable, passif, impuissant, c’est aviver les braises d’un feu multiforme, qui nous constitue, dont nous sommes un visage, et qui se construit et se reconstruit sans cesse par ses puissances propres, et ce faisant nous abrite et nous donne la vie »

Il y a bien sûr le propos qui m'envoute chez Morizot, et qui ici prolonge côté flore ce qu'il travaillait coté faune dans Manières d'être vivant (je ne résume pas, la 4e de couv le fait assez bien). Et à coté, ou plutôt tissé avec, il y a aussi la façon de tenir ces propos. La position à partir de laquelle Morizot écrit, le regard qu'il pose sur le monde pluriel que nous habitons, et sur nos gestes, nos habitudes, nos apories. Si les mots plans, chemins, croisements sont à ce point là récurrents, c'est parce qu'ils forment en quelque sorte la métaphore la plus fine (la moins épaisse s'entend, la plus translucide) pour dire en même temps le pourquoi et le comment en collant au mieux au réel. Car renouer les liens aux vivants c'est aussi réapprendre à marcher à travers, se laisser baigner par, s'enfouir, se perdre, se retrouver : et partant retrouver des repères. Les phrases du philosophe arpenteur sont dès lors comme autant de petits cailloux, sur lesquels on passe et repasse, jusqu'à ce que le naturel nous revienne enfin en mémoire, au pas plus qu'au galop, tant nous nous en sommes éloignés. Mais sur ces questions aussi, les mots de Morizot agissent comme autant de pansements : il a ce don pour désamorcer la violence, la mauvaise conscience, la culpabilité, sans perdre pour autant son mordant et sa passion.

Imperium
30.

Imperium (2012)

Sortie : 5 octobre 2017 (France). Roman, Récit

livre de Christian Kracht

Chaiev a mis 8/10.

Annotation :

Comme le rappelait avec force et talent Sven Lindqvist dans son magnifique « Exterminez toutes ces brutes ! », il y a un lien souterrain et refoulé entre la mentalité xénophobe de l'Europe coloniale avant 1914, et la barbarie nazie qui débouchera sur l'organisation de la Shoah. Et il me semble que l'air de rien, c'est un peu de cette idée qui reparait, discrètement, dans le roman de Kracht. Discrètement, car le sujet officiel du livre, c'est l'étrange aventure d'Auguste Engelhardt – personnage tout fait réel – parti à la toute fin du XIXe en Nouvelle Guinée allemande (tiens, région éminemment conradienne, nouveau clin d'oeil volontaire ou non à Lindqvist?) pour fonder une secte solaire et cocoivore. Vivre nu et ne manger que de la noix de coco, voilà le programme, pendant que l'ancien monde s'enfonce tous les jours un peu plus vers les ténèbres de la Première Guerre mondiale. Le talent de Kracht repose surtout sur son sens de la litote, et son humour pince sans rire, presque indécelable en surface mais dirigeant en sous main le récit. Car bien loin de la biographie, même romancée, Impérium est avant tout le journal d'un échec, voire le journal de l'échec. Un assez fin portrait du fiasco, une radioscopie de l’insuccès, une physiologie du ratage. Pas la catastrophe et l'effondrement tonitruant, mais l'inexorable et silencieuse défaite. C'est surtout ça que le romancier retient du voyage sans retour et sans espoir d'Engelhardt, et sa cohérence, ou son courage, consiste d'ailleurs à instiller au sein même de son texte cette curieuse dissolution du sens que vit au jour le jour le héros fructivore et naturiste jusqu'au délire. A force, les corps, les paysages, et bientôt le récit se diésagrègent dans la brillance d'un soleil assassin, « en attendant les barbares », comme disait l'autre.

Chaiev

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