Analyse

Entre l’Iran et les Etats-Unis, l’engrenage

Iran—Etats-Unis, l'escaladedossier
L’assassinat par un drone américain, dans la nuit de jeudi à vendredi à Bagdad, du puissant général iranien Qassem Soleimani est intervenu après une semaine de tensions croissantes entre Washington et Téhéran.
par Pierre Alonso et Frédéric Autran
publié le 3 janvier 2020 à 21h01

Elle s'est répandue en quelques heures de l'Irak au reste du monde : jamais une frappe de drone américain n'avait généré, aussi vite, aussi fort, une telle onde de choc et d'inquiétude. Il était 1 heure du matin à Bagdad, vendredi, lorsqu'un «tir de précision» ordonné par Donald Trump a pulvérisé un convoi qui venait de quitter l'aéroport international de la ville. A son bord : une dizaine de personnes, dont le puissant général iranien Qassem Soleimani, chargé des opérations extérieures au sein des Gardiens de la révolution iraniens, et son lieutenant irakien, Abou Mahdi al-Mouhandis, haut dirigeant d'une coalition de milices chiites pro-iraniennes. Inscrits depuis des années sur la liste noire américaine du terrorisme, les deux hommes ont été tués sur le coup.

Après des mois d’affrontements contenus, le risque d’un conflit ouvert entre les Etats-Unis et l’Iran n’est jamais apparu aussi grand. Jusqu’ici, Washington menait une guerre économique à la République islamique, multipliant les sanctions depuis un an et demi, officiellement pour faire fléchir Téhéran sur son programme nucléaire, pourtant mis sous tutelle internationale par l’accord conclu à Vienne en 2015. En face, l’Iran répondait indirectement, déstabilisant le très stratégique golfe Persique avec des attaques de tankers jamais revendiquées, ciblant les alliés régionaux de Washington, surtout l’Arabie Saoudite, et recourant à ses relais en Irak pour harceler les forces américaines installées dans le pays.

L'assassinat d'un si haut dignitaire iranien rompt cette fragile guerre froide, comme en témoignent les appels au calme qui ont déferlé vendredi. Le secrétaire général de l'ONU a exhorté «les dirigeants à faire preuve du maximum de retenue», estimant que «le monde ne [pouvait] se permettre une nouvelle guerre dans le Golfe.» Londres a invité «toutes les parties à la désescalade», de même que Berlin qui a demandé que des solutions soient trouvées «par la voie diplomatique». A l'issue d'un entretien téléphonique, les présidents Macron et Poutine se sont dits inquiets du risque de «sérieusement aggraver la situation» dans la région et d'une «nouvelle escalade dangereuse des tensions».

Ligne rouge

A plusieurs reprises depuis l'intervention américaine en Irak en 2003, George W. Bush et Barack Obama, mais aussi les services secrets israéliens, avaient eu Qassem Soleimani en ligne de mire. Le général iranien ne vivait d'ailleurs pas caché, signalé épisodiquement sur des théâtres d'opération, comme à Alep (Syrie) ou Tikrit (Irak) en 2015, ou plus récemment à Bagdad. Mais jusqu'à présent, Washington comme Tel-Aviv avaient toujours renoncé à l'éliminer, redoutant que sa mort ne déclenche un conflit ouvert et explosif avec Téhéran. Donald Trump, pourtant élu sur la promesse de désengagement du Moyen-Orient et pourfendeur des «guerres sans fin» qu'y mène Washington, a lui jugé que le moment était venu. «Il aurait dû être supprimé il y a des années», a-t-il martelé sur Twitter.

A ce stade, rien ne permet de dire si le président américain et son équipe de sécurité nationale ont anticipé les possibles ripostes de Téhéran, et parviendront à y faire face. Mais une chose est sûre : cette frappe ciblée sur le sol irakien, sans l’aval de Bagdad, constitue à la fois la décision la plus risquée de son mandat sur la scène internationale, et le point d’orgue d’une semaine où la tension est brutalement grimpée entre Téhéran et Washington. Le 27 décembre, une salve de roquettes contre une base militaire irakienne abritant des soldats de la coalition internationale anti-EI tue un civil contractuel américain et blesse légèrement quatre soldats des Etats-Unis. En représailles, l’US Air Force bombarde dimanche cinq cibles de Kataeb Hezbollah à la frontière irako-syrienne, faisant au moins 25 morts et une cinquantaine de blessés dans les rangs de cette milice chiite proche de l’Iran, accusé par Washington d’être à l’origine des tirs de roquettes.

Les frappes conduites contre des cibles irakiennes, sur le territoire irakien, mais sans l'accord du gouvernement, ressoudent les factions derrière la plus radicale d'entre elles. Mardi, leur fureur se dirige vers la zone verte, quartier ultraprotégé de Bagdad qui abrite notamment l'ambassade américaine. Des milliers de miliciens attaquent l'enceinte diplomatique, aux cris de «mort à l'Amérique» : ils détruisent des caméras de surveillance, incendient des installations. Les militaires américains assurant la protection répliquent par des tirs de grenades lacrymogènes et assourdissantes. La foule est dispersée, mais Washington prend peur. Le Pentagone annonce dans la foulée des renforts et Trump tonne : l'Iran qui a «orchestré» cette «attaque» sera «tenu pleinement responsable pour les vies perdues ou les dégâts occasionnés». «Ce n'est pas un avertissement, c'est une menace», ajoute le président américain. Pour l'ancien ambassadeur de France en Iran François Nicoullaud, les miliciens irakiens ont franchi une ligne rouge : «L'attaque de l'ambassade a ravivé le spectre de 1979 et des 52 otages américains détenus 444 jours. C'est toujours une cicatrice et cela reste une humiliation très forte.»

«Risque de représailles»

Pour preuve, jeudi, le patron du Pentagone jugeait que «la donne» avait «changé» et disait s'attendre à de nouvelles attaques des paramilitaires pro-Iran. Quelques heures plus tard, Washington a donc finalement frappé en premier en ciblant le convoi de Qassem Soleimani.

Selon le chef de la diplomatie américaine, Mike Pompeo, le général iranien préparait «une action d'envergure» et «imminente» menaçant des «centaines de vies américaines». «Le monde est beaucoup plus sûr aujourd'hui», a-t-il assuré vendredi sur la chaîne CNN. Plus tôt dans la journée, le département d'Etat, qu'il dirige, avait pourtant exhorté «les citoyens américains à quitter l'Irak immédiatement», en raison des «tensions accrues» dans la région.

«Les diplomates et militaires américains à travers le monde vont devoir être sur leurs gardes en raison du risque de représailles», résume Barbara Slavin, spécialiste de l'Iran au think tank Atlantic Council, qualifiant le raid contre Soleimani de «téméraire» et «extrêmement risqué». Sa mort «va probablement en entraîner beaucoup d'autres - Iraniens, Irakiens, Américains et autres, commente sur Twitter Ali Vaez, chercheur à l'International Crisis Group. Ce n'est pas simplement la mort de Soleimani. Cela sonne aussi sans doute le glas de l'accord nucléaire iranien, de toute perspective diplomatique entre l'Iran et les Etats-Unis, et d'une désescalade dans la région.»

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