Apaiser le débat
On peut se demander parfois dans quelle mesure le pouvoir, les forces de droite et d’extrême droite et d’autres extrémistes fondamentalistes religieux qui les servent à merveille, ne parviennent pas à leurs fins de division du mouvement ouvrier, des mouvements progressistes.
Tout est passé à la broyeuse commune à concepts et à idées. On fait apparaitre dans un débat public confus l’immigration, la laïcité, les religions, le communautarisme, le terrorisme, le voile, bref, tout un fatras de mots repris du vocabulaire principal de l’extrême droite. On ne peut d’ailleurs que se réjouir que la question sociale reprenne le dessus sur les enjeux « identitaires ». Mais je veux m’arrêter un long moment sur ceci tant je suis préoccupé par cette ambiance.
En effet, la mécanique des événements depuis la rentrée de septembre donne le vertige. L’immigration dont le président de la République a choisi de faire une priorité dès le mois d’août, et la religion, sont continuellement associées et servies au menu des chaines d’information continues qui emboitent le pas de la moindre provocation, qu’elle vienne de cercles du pouvoir ou de l’extrême droite.
Etait-il nécessaire, après la l’attentat de Bayonne et la séquence haineuse contre les musulmans, que M. Castaner accueille M. Retailleau, le très à droite président du groupe LR au Sénat, pour évoquer officiellement la menace de listes dites « communautaires » quasiment inexistantes et qui, quand elles existent, n’enregistrent presqu’aucun suffrage ? Comme le problème n’existe que marginalement le pouvoir et la droite le crée !
Propulsé par le feu médiatique, le sujet en vient aujourd’hui à cliver les différentes familles politiques, particulièrement à gauche. La gauche et les forces issues du mouvement ouvrier doivent impérativement se souvenir que les débats sur la religion et leur dramatisation ont toujours eu pour effet de fragmenter les classes populaires, de susciter en leur sein la division, tout en renforçant les tendances les plus autoritaires du pays.
C’est avec cette prévention en tête que Jaurès insista pour que la loi de séparation des Eglises et de l’Etat ne soit pas une loi de revanche contre une religion, en l’occurrence catholique, mais bien une loi garantissant la neutralité absolue de l’Etat, assis notamment sur une éducation nationale laïque et universelle.
Le sujet des mères accompagnatrices de sorties scolaires portant un voile est devenu un marronnier opportunément servi à échéance régulière. Les concernant, je maintiens mon attachement à la loi telle qu’elle a été formulée et au droit tel qu’il est appliqué en défendant le principe d’une République creuset des différences, courageuse et audacieuse, et d’un enseignement laïque et universel fondé sur la raison. Sauf à considérer qu’il faille interdire le voile dans l’espace public - position que je considère hautement dangereuse - je ne vois pas au nom de quoi une personne qui n’est pas réputée fonctionnaire devrait s’astreindre à l’obligation de neutralité, quand bien même elle accompagnerait une activité scolaire.
Ces femmes et plus généralement la population musulmane ou « d’apparence musulmane » comme l’a dit en son temps Nicolas Sarkozy, font l’objet d’une stigmatisation tous azimuts. Pas un jour ne passe sans que les citoyens musulmans ou présumés tel ne vivent sous l’opprobre, sans que leur croyance réelle ou supposées ne soit confondue avec le fanatisme, et les adeptes de l’islam suspectés d’accointance avec le terrorisme. Ce sont désormais des mosquées qui sont visées par des actes criminels et meurtriers.
Nous ne pouvons ignorer cette cabale contre une partie importante de la population en raison de ses croyances, alimentée par l’extrême droite et relayée par des cercles du pouvoir. Nous devons au contraire la combattre. Ils et elles sont nombreux, musulmans ou non, à être profondément meurtris par cette ambiance délétère et délatrice. C’est le sens qu’ont voulu donner les nombreux progressistes qui ont participé ( à partir de leurs combats et convictions) à la manifestation dite « contre l’islamophobie » qui s’est tenue dimanche dernier.
L’extrême droite a depuis longtemps emprunté le cheval religieux pour masquer son racisme et son anti-universalisme, contribuant bien plus que les musulmans eux-mêmes à placer l’islam et avec lui le mot polémique « islamophobie », au cœur du débat public, aidé en cela par le terrorisme qui partout prétend agir au nom de Dieu, en premier lieu dans les pays ou domine la religion musulmane.
Aujourd’hui, des lieux de culte musulmans sont la cible d’attaques criminelles menées par des partisans de l’extrême droite. Cette situation mérite la mobilisation de toutes les consciences antiracistes, attachées à la dignité humaine et de toutes les forces se réclamant des valeurs humanistes qui auraient dû réagir dès le lendemain de l’attentat de Bayonne.
Nous avons pour conjurer les divisons instillées par les polémiques religieuses une riche tradition de pensée et d’action. Celle-ci permet de surmonter les désaccords ou contradictions, tout du moins de ne pas les exacerber par le venin de la polémique afin de préserver ou d’encourager l’indispensable unité populaire, préalable à tout projet de transformation sociale.
La loi de 1905 en fait évidemment partie. La loi sur les associations aussi . Il convient de leur ajouter la loi Gayssot de 1990 qui interdit « toute discrimination fondée sur l'appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion» qui prend appui sur la loi Pleven de 1972, elle-même adossée à la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale ratifiée par la France en 1965.
Comme je l’ai mentionné dans un précédent article de l’Humanité-Dimanche, ( lire ici ) il importe de considérer l’offensive mondiale d’un islam politique à visée fondamentaliste et réactionnaire, encouragé par les puissances occidentales et financé par des secteurs importants du capitalisme rentier. Je n’ignore ni sa force, ni son impact sur les consciences, ni sa dangerosité lorsqu’il s’arme, durement éprouvée par notre peuple et, avant tout, par les peuples à confession majoritairement musulmane.
Mais chaque femme voilée est-elle vecteur de cette entreprise ? Est-ce en ciblant la mère portant un foulard soucieuse de participer à une sortie scolaire que nous mènerons le combat nécessaire, et à sa juste échelle, contre l’islamisme politique et l’obscurantisme ? Enfin, le voile dans ses différentes déclinaisons doit il être confondu avec l’islamisme politique ? Je ne le pense pas. Nous connaissons tous des femmes musulmanes qui portent le foulard par coutume sans répondre d’aucun fondamentalisme.
Dans un fameux texte de jeunesse, Marx affirmait, à la suite de Feuerbach: « l'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme ». Il disait également que la religion est « l’âme d’un monde sans cœur », « le soupir de la créature opprimée », donnant ensuite au fameux mot « opium » le sens d’une drogue, addictive certes, mais dont la principale qualité est d’être, si l’on peut dire, « réconfortante ». Il s’agit d’une critique dialectique de la religion, à la fois aliénation, consolation et « protestation contre la misère réelle » pour reprendre ses propres termes. La religion apparait donc chez Marx comme consubstantielle et nécessaire au mode de développement capitaliste et son univers de tromperies et d’injustices. Marx voit en la religion un double caractère contradictoire : « La détresse religieuse est en même temps l’expression de la vraie détresse et la protestation contre cette vraie détresse. La religion est le soupir de la créature opprimée, le cœur d’un monde sans cœur, tout comme elle est l’esprit d’une situation sans spiritualité. Elle est l’opium du peuple ».
Quand à Lénine il mettait en garde dans un important article en 1905 les militants de son parti « social-démocrate » sur la nécessité de ne pas faire de l’athéisme un élément du programme du parti en ces termes » l’unité dans la lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée pour la création d’un paradis sur terre est plus importante pour nous que l’unité de l’opinion prolétarienne sur le paradis des cieux » (Socialisme et religion, Lénine).
Si la critique de la religion est toujours « en substance terminée » comme l’affirmait Marx, il convient alors de la dépasser pour engager la transformation sociale et dévoiler le monde tel qu’il est. Il est donc aussi vain que contre productif, voire dommageable, de vouloir circonscrire la religion dans la sphère publique par des mesures administratives - la loi de 1905 suffit amplement - ou l’attaquer bille en tête. Il faut plutôt et prioritairement « exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions », c’est à dire lutter contre le système injuste et cruel qui prévaut aujourd’hui.
Il est d’ailleurs frappant de constater que depuis la chute du mur de Berlin et l’affaissement de l’espérance communiste telle qu’elle fut formulée au 20ème siècle et, avec elle, l’affaissement des pensées rationnelles et émancipatrices, les phénomènes religieux et parmi eux les tendances obscurantistes font un retour fracassant. C’est pourquoi je considère la version réactionnaire de l’islam comme une déclinaison singulière et spectaculaire, pour des raisons historiques et géopolitiques, d’un vaste mouvement obscurantiste planétaire dont la résurgence des extrême-droites « occidentales » est partie prenante. Dans sa dynamique morbide, le capital suscite une dynamique religieuse.
C’est le cas au cœur du monde musulman en proie à une crise historique, après que l’islamisme ait été choyé, défendu, propulsé par l’impérialisme nord-américain contre les mouvements d’inspiration communiste ou socialiste. C’est également le cas au cœur de la réaction qui cherche à reprendre les rênes dans l’ensemble du continent américain. Au nord du continent où les théories créationnistes et autres célébrations de la pensée obscurantiste ont pignon sur rue, défendues par Donald Trump et une grande partie du camp républicain ; au sud où les bourgeoisies compradores à la manœuvre contre les mouvements sociaux et démocratiques ne ratent aucune occasion de brandir la Bible comme nous l’avons vu en Bolivie cette semaine ou de solliciter le concours des évangélistes protestants comme le fit au Brésil Jaïr Bolsonaro. En Europe, les extrêmes-droites activent le retour des identités religieuses opposées aux conceptions matérialistes, aux progressismes et aux idées émancipatrices. En Israël, l’oppression du peuple palestinien est désormais légitimée par la religion par les gouvernements successifs qui offrent une place centrale aux mouvements juifs fondamentalistes. L’adoption le 19 juillet 2018 de loi « Israël, État-nation du peuple juif », fut en pas décisif vers une conception éthniciste, raciste et religieuse de la nation. En Turquie, le despote Erdogan promeut une vision rétrograde de la religion qu’il oppose aux mouvements sociaux, égalitaires et démocratiques.
La France, ancrée dans une tradition matérialiste et universaliste, celle-là même qu’abhorrent les Zemmour comme les militants islamistes, échappe à cette chape de plomb. Et les musulmans dans leur écrasante majorité adhèrent au principe de laïcité, vivant leur foi dans le respect des institutions républicaines et l’attachement à une éducation nationale fondée sur la raison. Quand ces musulmans, hommes et femmes voilées ou non, sont continuellement ramenés à leur origine ou religion - qu’il en soit dit du bien ou du mal -, il est de la responsabilité des forces de gauche et de transformation de les ramener à leur universelle condition sociale qui, pour la plupart d’entre eux, est celle des classes populaires de notre pays. Et pour cela, refuser les condamnations et relégations des femmes portant un voile, et au contraire engager avec elles et eux un dialogue fécond.