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Entretien avec Louise Merzeau - Transcription

Par Anne Rabeau,
[octobre 2014]

Mots clés : sciences de l'information, identité numérique

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Louise Merzeau
Louise Merzeau

Louise Merzeau est Maître de conférences HDR en sciences de l'information et de la communication à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense, Codirectrice du département Infocom et Directrice adjointe du laboratoire Opens external link in new windowDicen-IDF.

Elle est également l'auteur du blog "Opens external link in new windowLouise Merzeau | Médiologie, Culture numérique, Photographie"

À noter

L'entretien avec Louise Merzeau est disponible au format epub, au format mobi et au format pdf, on peut également le lire en ligne.

 

 

Parlez-nous de vous... Qu'est-ce qui vous a amené à vous spécialiser dans les sciences de l'information et de la communication ? Quel chemin vous y a conduit ?

Louise Merzeau : J'ai un parcours à la fois très académique et peut être un petit peu atypique dans la mesure où je suis issue d'une formation littéraire assez classique puisque j'ai fait une hypokhâgne, une khâgne, une agrégation de lettres modernes, une formation à l'Ecole Normale Supérieure et j'ai en fait bifurqué un peu plus tard vers les sciences de l'information et de la communication, au cours de la rédaction de ma thèse de doctorat qui a changé de discipline sans pour autant changé de sujet dans la mesure où justement je travaillais en fait dans le cadre de cette thèse sur un domaine qui était déjà un petit peu transversal, un petit peu hors champ ou dans les marges des champs strictement disciplinaires reconnus par la littérature, par les Lettres modernes. Ce glissement ou cette adoption de la discipline des sciences de l'information et de la communication, il était en même temps très logique dans mon parcours car depuis très longtemps, même bien avant mon travail de doctorat je me suis intéressé à la question des supports et plus exactement entre la solidarité entre la matérialité des supports et leurs dimensions à la fois techniques mais aussi optique, sémiotique et puis des effets de sens, des effets culturels une dimension même politique ou en tout cas symbolique justement de ces manières d'organiser le savoir, de mettre en forme, soit des textes mais aussi des images. Depuis très longtemps, je me suis aussi intéressé à l'image à la photographie, à d'autres formes visuelles et c'est sans doute pour toutes ces raisons je me suis sentie un peu à l'étroit sans doute dans le champ strictement littéraire, en tout cas tel qu'il est mis en pratique à l'Université. Alors qu'au contraire dans le domaine qui était encore assez nouveau finalement à l'époque des sciences de l'information et de la documentation, il y avait beaucoup de chose à inventer à mettre en place à construire, il y avait une discipline qui était encore qui est peut être encore entrain de se construire en tout cas de continuer à chercher sa légitimité, ses assises théoriques, conceptuelles, même si elle est maintenant tout à fait reconnue dans l'optique d'une professionnalisation, je pense qu'elle a encore une place à conquérir en tout cas à assurer dans le champ disciplinaire à l'université, et là j'ai trouvé qu'il y avait un milieu peut être plus dynamique, plus innovant où il fallait soi même apprendre beaucoup et apprendre un petit peu en permanence de nouvelles choses mais avec la possibilité du coup de renouveler, de remettre en question pas mal de choses et c'est cela qui m'a séduit dans cette discipline et puis surtout cette possibilité de vivre un peu plus pleinement de manière centrale, de mettre en pratique des convictions que j'ai forgées à ce moment là notamment autour de la médiologie, justement de cette articulation entre la dimension matérielle, la dimension technique des médiations et la dimension symbolique.

Comment êtes vous passée des études strictement littéraires à une approche documentaire ?

Louise Merzeau : Antérieurement même à ma thèse, le déclic a été un travail que j'ai fait en DEA sur les textes en proses de Mallarmé, qui portent sur le livre ; et autour de ce travail là, je me suis pas mal passionnée pour cette question du livre comme objet. En ce qui concerne Mallarmé ce qui m'intéressait, c'est à la fois la réflexion sur le pouvoir finalement aussi bien technique que symbolique d'un modèle que constituait le livre ; d'un modèle sans doute encore inégalé y compris à ce jour, et en même temps de ces écrits de Mallarmé, dès la fin du 19ème siècle on voyait que c'était aussi un modèle en fin de règne, la fin d'un règne, la fin d'un culte, à l'orée de l'émergence d'une nouvelle aire que Mallarmé et d'autres, au moment de la modernité pressentent, d'abord avec l'apparition et le développement de la presse. On ne parle pas encore du multimédia mais, chez Mallarmé il y a déjà toute une réflexion sur l'investissement du texte par le spectacle, par le multidimensionnel, etc. Je crois que c'est par ce biais là que j'ai commencé, si on peut dire, à glisser des études strictement littéraires où l'on ne s'intéresse qu'au contenu des textes vers une approche plus globale qui s'intéresse à l'objet, qui s'intéresse à la mise en espace des textes, qui s'intéresse à la circulation des textes à leur mise en page. Il y a un gros travail chez Mallarmé sur cette question de la mise en page, sur le livre et le texte comme dispositif. Et donc assez logiquement à partir de là, j'ai pensé que la connaissance des logiques et des systèmes de mise en circulation des textes, pas seulement littéraires mais de l'ensemble des textes ou de ce que l'on appelait à cette époque là les médias, pouvait constituer un enjeu central, et à partir de là c'était les SIC (sciences de l'information et de la communication) qui pouvaient accueillir ce travail, sans que je renonce, d'ailleurs à travailler sur la littérature puisque ma thèse a porté sur les effets de l'apparition de la photo, sur ce que l'on peut appeler la gravosphère, y compris jusque dans certains textes littéraires. Tout cela c'est fait autour des années 92/93 pour ce qui concerne ma thèse, au moment même où le numérique lui-même se développait, commençait à se banaliser ; l'internet, le web commençaient encore assez timidement à devenir accessibles à tout un chacun, même si cela a peu de chose à voir avec ce qu'il est devenu aujourd'hui. Cela a concouru très fortement à m'orienter vers une réflexion sur ces nouveaux dispositifs qui bouleversaient pas mal de chose dans l'environnement à la fois documentaire, littéraire, culturel au sens large. Très vite cela a happé mes réflexions là-dessus. Plus concrètement dans un premier temps, j'ai surtout pris ces questions sous l'angle de la documentation, bien que n'étant moi-même pas spécialiste, ni professionnel de la documentation, mais cela m'a rapidement attirée, intéressée parce que j'ai justement eu assez vite l'impression que c'était ce milieu, à la fois ce milieu professionnel et au- delà qu'il y avait probablement la conscience la plus précoce.

Les SIC sont vastes. Comment et où vous situez-vous ?

Louise Merzeau : Très fortement marquée par le livre et en même temps très très sollicitée aussi par cette espèce de cette accélération des cycles de l'information, j'ai trouvé assez vite que c'était là que beaucoup de choses se jouaient et que ces questions étaient le plus rapidement perçues comme urgentes et avec des enjeux importants alors que dans d'autres domaines, justement dans les domaines des humanités, ça met beaucoup plus de temps, on considérait que ce n'était pas une urgence.

D'autre part dans mon cas, dans un premier temps, c'est vraiment la question plus spécifiquement de l'image qui m'a plus particulièrement intéressée, d'une part parce que je me suis toujours intéressée à cette question, à la fois comme praticienne et puis dans mes recherches. Je précisais tout à l'heure ma thèse a porté sur l'apparition de la photographie et sous cet angle des nouveaux régimes des documents, l'action à l'image me paraissait plus problématique et peut être plus urgente car là je pense que c'était encore un domaine très très en friche. Il y avait évidement beaucoup de choses sur la documentation en général mais en fait dans ces ouvrages, ces manuels, ces articles sur la documentation, finalement il n'était question généralement que du texte, des documents textuels et au mieux il y avait un tout petit chapitre qui se réduisait à quelques paragraphes sur le document visuel ou audiovisuel dont finalement on ne savait pas trop quoi faire. Tout cela est à mettre en parallèle avec l'évolution technique parce que l'on était dans ces années 90, à une période de très fortes transitions, de très fortes mutations justement pour le document audiovisuel. Un certain nombre de systèmes d'informations commençaient à se développer à paraitre, voire à se banaliser pour certains, mais beaucoup plus lentement que pour le texte et donc les images en général restaient très difficiles d'accès, très couteuses, très encombrantes. Il y avait une sorte de retard, si on peut dire au plan technique qui fait que c'était laissé un petit peu de côté. Alors en ce qui me concerne, cet aspect là m'a très tôt intéressée, autour des travaux d'André Hudrisier, Michel Melot, Dieuzaide, etc.

Parallèlement à l'émergence de ce que l'on n'appelait peut-être pas encore mais qui est devenu assez vite un nouveau marché des images, pour arriver à ce que l'on connait aujourd'hui où au contraire l'on est dans une circulation frénétique des images, une espèce de disponibilité, une hyperdisponibilité des images ; cette transformation c'est faite en à peine 10-15 ans, et j'ai trouvé assez passionnant de regarder d'assez prêt ces questions sous un angle à la fois plus technique, plus théorique et surtout de replacer cela dans un temps un peu plus long, dans une évolution globale de la graphosphère.

Pour finir il y a le document, il y a la question des, des supports, il y a plus particulièrement l'image et puis du point de vue plus théorique, le cadrage qui m'a vraiment orientée pendant toutes ces recherches, c'est bien sûr l'approche médiologique puisque au même moment je me suis rapprochée de ce courant avec l'idée de travailler sur l'articulation très étroite entre les dispositifs et les dispositions, c'est montrer comment technique et organisation, disons sociales sont étroitement liées, les deux se déterminant l'une l'autre avec peut être dans un premier temps une attention plus grande portée à la technique puisque l'ensemble des humanités, de la philosophie, des études littéraires négligeaient tout ce qui concernait l'objet, le support, le dispositif, la matérialité à quelques exceptions notables près, mais c'était en général considéré comme moins noble que les travaux sur les contenus, sur les idées ou sur les textes proprement dits. C'est donc aussi cela qui m'a séduit dans la médiologie, c'était de redonner ses lettres de noblesses à l'étude des effets de la technique sur l'organisation des groupes humains, sur la gestion du temps, sur le rapport à l'espace, toute une série de dimensions symboliques et de le faire sur un temps assez long. Je me suis donc coulée dans la lignée des travaux de Régis Debray et en particulier, ce fut en particulier l'objet de cette thèse que j'évoquais tout à l'heure, j'ai repris son concept de vidéosphère, qu'il datait lui de l'apparition, en tout cas du développement de la télévision, pour le retravailler et montrer que, si on peut identifier comme cela une époque socio-technique que l'on appellerait vidéo sphère, il faudrait plutôt la dater de l'apparition de la photographie qui est à mon sens, un bouleversement majeur sur tout les plans, le plan sémiotique, avec l'introduction d'un nouveau rapport à la trace, au document donc au temps et l'ouverture, à mon avis, très tôt fin du 19ème,à cette nouvelle ère de l'information qui va bien sûr se développer ensuite.

Voilà un peu les étapes, qui petit à petit, m'ont rapprochée de cette discipline, de ce champ qui était, qui est encore très large, très diversifié mais qui était le seul finalement à pouvoir accueillir des travaux qui étaient les miens, qui étaient toujours un petit peu à la marge, en étude littéraire parce que je m'intéressais aux à côté finalement, à l'environnement, au substrat, au support, à ce qu'il y a autour des objets culturels et ce qui était en général peu considéré.

Les SIC étaient un carrefour tout à fait intéressant pour penser cela et pour mélanger des aspects vraiment techniques et des aspects plus philosophiques.

Comment orientez-vous vos recherches ?

Louise Merzeau : Je ne fais pas encore partie, même si je me rattache par certains côtés à ce que l'on appelle aujourd'hui les humanités numériques ou les digitals humanities… je ne fais pas partie de ces chercheurs qui travaillent à partir essentiellement de données, de recueil de données, d'enquêtes, de collectes, aujourd'hui de plus en plus automatisées et notamment statistiques quantitatives sur des comportements, des consultations, des visites.

Moi j'ai une approche qui je crois est encore très marquée par ce parcours littéraire ou plutôt une approche à partir de textes, de lectures, d'articles, je me nourris aussi énormément des observations que je peux faire au quotidien de ma propre pratique et de celles des gens que je peux observer directement, notamment de mes étudiants, de mes collègues, des gens qui peuvent interagir et travailler avec moi, notamment tout ce que je peux être amenée à faire sur l'environnement numérique, cela part en général de quelque chose qui est un peu en autoréférence, sur ma propre pratique, sur l'évolution de ma pratique, sur ce qui fait problème et voilà. A partir de là, j'essaye d'extrapoler en allant vérifier si cela se confirme ailleurs, si ça peut se construire de manière rigoureuse sur le plan théorique, si tel ou tel concept permet mieux de comprendre un mécanisme. C'est assez difficile de vous donner comme cela une méthode carrée. Concrètement l'avancé du travail, son rythme, son évolution, c'est tout simplement lié à des sollicitations qui sont dues à l'effet du hasard, - il n'y a pas beaucoup de hasard là dedans - mais c'est tel appel à communication, proposition d'articles, tel colloque, telle conférence, voire tel cours qui fait que je vais m'intéresser d'un peu plus près à telle question. Et chaque question conduisant à une autre, petit à petit.

Dans le quotidien, je n'ai pas l'impression de me disperser, je crois que c'est assez cohérent même parfois un peu trop. Evidemment quand on commence à se concentrer sur une question on est très sollicité sur la même question, on tourne rond. Il faut savoir soi même proposer un peu d'autres thèmes ou d'autres approches. L'interaction avec les autres, les autres collègues, chercheurs est très importante, c'est vraiment comme cela que l'on bouge un peu, que l'on reprend ses propres questions mais autrement, et puis voilà il y a des apports soit d'autres problématiques soit d'autres lectures, soit des auteurs que l'on n'avait pas encore découverts, c'est absolument fondamental sinon on ferait du surplace.

Est-ce que ces nouvelles manières d'apprendre, de parler de ces univers numériques et de leurs pratiques produisent des effets ? Est-ce que vos étudiants changent de comportement ? Les capacités à écouter, à écrire, à produire ont-elles changé ?

Louise Merzeau : Là, il faut être assez prudent, cela dépend sur quelle période de temps vous posez la question. Evidemment en quelques années les choses ont beaucoup beaucoup changées, c'est-à-dire sur une dizaine d'année il y a eu beaucoup de changement, ce sont des changements que tout le monde à observer, là je ne serais pas très originale. Il est évident la grosse masse des étudiants est devenue, sont devenus « incapables » je ne sais pas si l'on peut dire cela ; dans les faits on observe qu'ils ne lisent plus, ils ne sont plus capables de faire une lecture intensive, une lecture dimersion sur du long terme, c'est pas seulement une question de durée, c'est vraiment s'immerger dans la pensée d'un auteur, ça je ne l'observe plus jamais ; donc ils ne peuvent plus être eux-mêmes pétris de la pensée d'un auteur ; pour eux ça ne signifie rien, plus rien alors que pour moi c'est ce qui a conduit toutes mes études, j'ai eu l'impression de passer d'auteur en auteur, il y en a pas beaucoup-5-6, qui m'ont complètement façonnée

J'ai l'impression que ce modèle là ce schéma là, je ne sais pas si il a complètement disparu, certainement que non, dans la grande masse des étudiants que l'on a et dans la plupart des cours que l'on peut faire comme ça, c'est quelque chose qui totalement a disparu. Ça ne veut pas dire qu'ils ne lisent pas au contraire ils lisent beaucoup, mais ils lisent comme on le sait, tout le monde l'a constaté, ils lisent plutôt des choses brèves, ils ont tendance à lire ce qu'ils ont à portée de mains et le drame c'est un peu ça, il y a toujours quelques chose à portée de Il y a une disponibilité très forte des contenus, c'est d'autant plus compliqué dans notre discipline info com que l'on travaille sur des sujets courants, des sujets dont on parle tous les jours, finalement on allume la télé, la radio, le journal sur internet. Les sujets dont on traite en cours font l'objet de toute sorte de commentaire, ça va de la conversation du café du commerce, à l'article de quotidien, et à l'autre bout à l'article scientifique dans une revue d'Infocom. Evidemment ils vont plutôt avoir tendance à s'arrêter au premier et là difficulté c'est d'essayer d'introduire de la distance entre des sujets de conversation, des sujets de préoccupations qui quelque fois sont aussi les leurs, mais d'introduire une distance et de donner une armature théorique pour penser véritablement ces sujets de façon plus structurée. Ca c'est bien l'objet de la formation, des cours que l'on peut leur donner. Du point de vue plus pédagogique, ce qui est évident, c'est des constats plus évidents qui demandent à être confirmés dans le temps. Comme là la plupart des gens des enseignants j'ai pu voir que l'attention c'était transformée, cela devient assez impossible de garder l'attention d'un groupe pendant trois heures, j'avais encore des cours de trois heures encore cette année, sur un sujet quel qui soit, même si le cours est assez animé, même si il est illustré par des diapos, etc., c'est devenu impossible. Ce n'est pas productif, on voit bien que l'on n'en retirera pas grand-chose. Moi-même j'ai changé pas mal ma façon d'enseigner, récemment, petit à petit, de plus en plus, et c'est vrai que j'ai pu constater, dans un premier temps, il faut voir si cela se confirme que les étudiants sont beaucoup plus réactifs si on leur donne tout de suite quelque chose à faire ; ils réclament, ils ont une soif, quelque fois un peu imprudente du faire, ils veulent être dans le faire. Ce qui a changé depuis un ou deux ans à peine, ça devient possible en cours avec très peu de moyens de les mettre d'emblé dans du faire. C'était encore assez compliqué il y a 5 ans, maintenant avec la portabilité des technologies numériques on n'a même plus besoin d'avoir une salle spécialement équipée, on peut faire des choses collectivement, assez interactives sans que ce soit trop trop difficile. On peut d'emblé avant même un cadrage théorique avant même des lectures préalables, avec un minimum les mettre dans du faire, avec des enjeux qui ne sont plus du tout les mêmes que dans le passé. Des enjeux qui se rapprochent des enjeux professionnels avec des « deadline » parce qu'il faut avoir fini tel projet parce que à telle date on va présenter ce projet, ayant une dimension de publication de publicité, de mise en commun. Il y a aussi cette dimension collaborative que moi j'ai essayé de travailler depuis deux ans qui fait que cela introduit d'autres sortes de responsabilités, ce n'est pas juste chaque étudiant par rapport à sa note, par rapport à son prof, c'est vraiment un rapport au groupe, il ne faut pas décevoir les copains, il faut être au niveau. Là j'ai découvert, redécouvert un enthousiasme, une énergie, un plaisir je crois, chez certains pas tous, à bien faire, à y arriver à se donner du mal et donc un intérêt pour ce qu'ils faisaient qui avait totalement disparu. C'était devenu il y a 4/5 ans tout le monde s'ennuyait. Il y a une nouvelle énergie qui a été retrouvée qui finalement fait beaucoup de bien. Bien sûr cela ne suffit pas. Mais ce qui m'a fait vraiment plaisir, c'est cela que je voudrais surtout vérifier maintenant c'est que j'ai senti aussi dans quelques travaux que j'ai pu leur donner, des travaux de compte rendu, de retour sur expérience, après des moments très pratiques, j'ai constaté qu'eux mêmes, dans un deuxième temps, avaient un désir, c'est beaucoup dire, mais une certaine demande dans un deuxième temps, de retour sur des cadrage plus théoriques pour mieux situer, pour mieux comprendre, pour mieux cadrer ce qu'ils avaient eux même fait.. Quant c'est sur la base de quelques chose qu'ils se sont déjà eux donnés du mal, dont ils ont vu concrètement les difficultés, les erreurs qu'ils ont faites, mais aussi les choses qui ont bien marché, quelque fois à leur grand étonnement, ils ont une certaine soif, un certain plaisir à retrouver à ce moment là dans des textes beaucoup plus théoriques, plus conceptuels, un cadre de chose qui à ce moment là leur parle, évidemment ils voient de quoi il s'agit, ils se sentent plus concernés. Je pense qu'il y a une inversion qui semble prometteuse, qui peut maintenant fonctionner parce qu'évidemment le risque c'est par facilité, les enseignants eux-mêmes étant un peu soulagés de retrouver à la fois une bonne ambiance, des choses qui marchent, le risque c'est de s'arrêter là, d'en faire juste des petits développeurs, des petits praticiens du web, on s'amuse pendant les cours mais ce n'est pas l'objectif complet. Mon but ce n'est pas juste d'en faire des gens qui savent faire, c'est des gens qui savent penser. Il faut recréer cette envie, donc à terme, il faut les ramener dans des lectures car ça ne peut pas être remplacé uniquement par du faire. Mais c'est vrai c'est très passionnant, on voit aussi malheureusement à quel point ils sont non préparés à tout ça. Ils ne savent pas du tout travailler de manière collaborative et il sont, surtout dans nos disciplines, une impatience à être dans un contexte professionnel, ça leur plait beaucoup dès que cela ressemble à des choses professionnelles, mais c'est aussi notre rôle à la fois de les préparer à des débouchés professionnels mais aussi de préserver aussi ce temps d'études universitaires qui est le seul temps où ils peuvent prendre un peu de temps pour réfléchir, pour lire, pour mettre tout cela à distance avant de faire des choix plus irréductibles par la suite ; on sait bien que dans la vie active, j'espère qu'ils seront dans la vie active, on a moins le temps et le loisir de faire cela. Bien sûr ils ne se rendent pas compte que c'est un privilège inouï d'avoir ce temps là et c'est notre rôle de le préserver.

Par rapport à vos étudiants, avez-vous constaté une évolution des pratiques des jeunes usagers à participer activement à la gestion de leur identité ?

Louise Merzeau : Oui et non. Ce sont des évolutions qui se font sur des couches temporelles très fines, tout cela bouge beaucoup, bouge tout le temps, ce n'est pas d'une génération à l'autre, c'est vraiment d'une classe d'âge à l'autre et en même temps sur le fond, je pense qu'il y a des mentalités, des comportements, des représentations, voire des imaginaires qui eux en revanche sont très lents à évoluer.

Sur le fond en regardant sur quelques années il n'y a pas de bouleversements majeurs, c'est-à-dire pour les étudiants que j'ai sous les yeux, avec qui je travaille mais qui sont je pense assez représentatifs, qui ont entre 20 et 25 ans qui sont ensemble dans la formation et la communication, on peut s'attendre à ceux qu'ils sont au fait de tout cela et intéressés par ces technologies et donc assez présents sur le web. Moi je constate, cela reste une exception les étudiants qui auraient vraiment une présence numérique à la fois importante et vraiment pensée, structurée, alimentée en tant que tel. Evidemment, ils ont tous une présence numérique, puisqu'il y a 100% d'une classe d'âge qui est sur Facebook. A minima il y a cela, bien sur, il y a d'autres espaces du web qu'ils fréquentent, d'autres plateformes sur lesquelles ils ont des profils. Mais là-dessus les évolutions sont assez lentes. Maintenant c'est vrai si l'on regarde plus en détail, d'une année à l'autre, il y a trois ans personne n'était sur Twitter, l'an dernier il y en avait déjà un certain nombre, les plateformes elles mêmes, les outils, les espaces évoluent. Des choses comme Twitter qui était très très exotiques, auxquelles ils ne comprenaient rien, c'était très loin de leur univers, il y a encore deux ans. Maintenant il y a beaucoup d'étudiants qui sont sur Ttwitter. Maintenant, dans ce nombre là, il y en a très très peu qui sont sur twitter à des fins de veille documentaire. Ils sont plutôt sur Twitter pour la conversation, comme ils le sont sur Facebook. Mais c'est vrai si je regarde simplement, les folowers de mon propre compte, les nouveaux abonnements qui arrivent à flux tendus chaque jour, il y a quand même, de plus en plus d'étudiants, par forcément les miens, plutôt pas les miens, des étudiants, en info com, en disciplines connexes de différents niveaux, pas tellement de licence, plutôt master et après qui s'abonnent à mon compte, qui s'intéressent, qui utilisent ces outils là pour faire un peu de veille, pour lire pour avoir des informations sur des articles, des colloques. C'est vrai que cela se développe un petit peu.

Pour ce qui est des aspects plus de sécurité, de protection, d'exposition de la vie privée, je dirais que ça évolue assez peu. J'ai l'impression que ce qui ressort plus globalement, cela n'a rien de très original, je crois que là ils sont très représentatifs de la grande masse des internautes ; ils sont à la fois assez souvent sur le web, ils ont donc tous un profil quelque part avec des échanges et des contenus plutôt personnels, conversationnels, relationnels, amicaux que plutôt d'études ou professionnels, on pourrait dire qu'ils se livrent, qu'ils s'exposent pas mal, mais dans l'ensemble ils ont une grande méfiance de tout cela. C'est-à-dire ils ne sont pas très chauds pour développer une présence numérique très forte. Spontanément, évidemment ils entendent parler de touts ces alertes, de ces avertissements sur les dangers, d'internet, de Facebook etc.

Ils y vont mais ils savent que c'est dangereux, ils sont donc dans une espèce de rapport sans doute très inconfortable, assez mitigé, et c'est justement je pense par là qu'il faut attaquer le problème. Il faut redonner de la confiance et en même temps apprendre à mieux administrer mieux développer sa présence mais en toute confiance, et là je pense qu'il y a tout un travail à faire. Ils n'en sont pas du tout là, et je ne vois pas comment ils pourraient en être là. Le seul discours qu'ils ont entendu avant d'arriver dans des cours qui vont porter vraiment là-dessus, c'est ce discours là qui est d'abord le discours de l'école, globalement à quelques exceptions prés, il y a des profs ou des documentalistes qui abordent maintenant les choses autrement. Mais je crois que globalement le discours c'est encore cela, c'est le danger, protégez- vous, ne vous exposer pas, et toujours focalisé sur la question de la vie privée. Ce que j'essayais de faire dans mes cours ou dans mes interventions par ailleurs. On produit du contenu, du collectif, des projets et où l'on n'est pas obligé d'étaler sa vie privée. A la fois on fait vraiment des choses et quitte à être présent sur le web, mais on peut aussi en même temps être très discret voire totalement discret sur soi même. Mais ça c'est une dimension qui faut leur apprendre en tout cas leur faire découvrir parce qu'ils n'ont pas trop l'occasion de le faire. Dans des niveaux d'études plus élevés, peut être vous pensiez à cela, j'ai fait l'an dernier et je vais continuer cette année des webinners en recherche master, en master 2. Là c'est une autre question, c'est la forme même du cours, ce qui était avant le séminaire classique avec un conférencier classique, moi prof, qui faisait sa conférence pendant trois heures, on l'a transformée à webinner, c'est-à-dire ouvert sur le web en direct en ligne immédiatement avec des intervenants qui pouvaient dans certains cas intervenir de l'extérieur ou in situ à la fac, avec donc une sorte d'emboitements des réseaux le petit cercle d'étudiants et avec quelques profs de Nanterre et au-delà un cercle un peu plus large d'une communauté qui s'intéresse au sujet que l'on traitait « le bien commun numérique » et puis au-delà un cercle un peu plus flou de gens qui passent par là mais qui s'intéressent encore à ces questions et tout est n'importe quoi, tout est n'importe qui, puisque ce webinner était archivé sur You tube. Ça bouleverse totalement les habitudes et les représentations des étudiants, j'ai constaté que c'était encore plus perturbant pour eux que ça l'a pu être pour nous enseignants. C'est un effondrement, et là on se rend compte à quel point l'institution scolaire, contrairement à ce que l'on pourrait penser, est encore très très académique, très pyramidal, très vertical très cloisonné avec des paroles qui ne se mélangent pas, qui ne vont pas dans les deux sens, avec un temps, un découpage de l'espace, donc ça met tout cela par terre. Donc au début ils sont très affolés, pas du tout d'initiative, il faut les prendre par la main, mais en fait ça évolue très vite au cours d'une année, c'est assez intéressant, assez spectaculaire, de voir certain, pas tous, pour certains à un moment donné il y a des déclics qui se produisent.

La recherche c'est se prendre soi même en main, c'est découvrir des réseaux, c'est croiser des lieux des temps de parole, c'est décliner un cours sur plusieurs espaces, c'est relayer ce que l'on fait ici par un texte ailleurs, par un séminaire dans un troisième temps. C'est penser à faire cette mise en relation des moments, des intervenants, des contenus au lieu d'être assis à une table et t'entendre un flux de parole qui descend. Il faut vraiment les bousculer pour arriver à ça mais je pense que ça marche, c'est peut être pas faisable dans des niveaux d'études plus précoces parce que ce n'est pas cela que l'on attend, mais pour des recherches c'est excellent parce c'est déstabiliser les gens et les mettre dans la posture du chercheur, du jeune chercheur. C'est très intéressant, très amusant, c'est aussi très inconfortable pour nous car on saute dans le vide du fait que l'on a jamais trop fait cela. Evidemment, il y a des ratés, mais c'est assez amusant de travailler comme cela.

Si vous étiez un thésaurus (allusion à la phrase "l'internaute est un thésaurus comme les autres"), quels en seraient les descripteurs principaux ?

Louise Merzeau : Mes mots clés seraient, je ne sais pas dans quel ordre, mais il y aurait forcément le terme Trace, le terme Mémoire. Je n'en ai pas beaucoup parlé mais c'est l'un des thèmes récurrents de mon travail, puisque depuis mes travaux sur la photographie jusqu'à aujourd'hui, c'est cette question de la mémoire qui m'intéresse ; comment les systèmes techniques de traces, de documentation, d'archivage contribuent à façonner des formes des modèles des mémoriels, des constructions mémorielles qui évoluent dans le temps. Le mot Mémoire serait surement important dans ce thésaurus, le mot Trace, le mot bien sûr Information. Peut être plus que communication, c'était peut être cet aspect qui m'intéresse dans toute la complexité du mot information qui est un concept très fourretout, très problématique lui-même. Evidemment il faudrait mettre quelque part le terme identité. C'est un étiquette que je n'ai pas véritablement choisie comme telle mais qui s'est posée toute seule sur mes travaux, puisque par cette réflexion sur les traces, et sur ce que j'appelle moi plutôt personnalisation de l'information, j'en suis venue à me spécialiser un petit peu depuis quelques années sur cette question de l'identité numérique qui est une question toute à fait centrale aujourd'hui, puisque cet environnement numérique il a notamment comme caractéristique de recentrer sur la personne, sous la forme souvent du profil. Il y a cette tendance sur le long court de personnalisation croissante de l'information ; on va vers un système où toute l'information est de plus en plus construite sur mesure, chacun a son information. Ça c'est une question fondamentale parce que c‘est d'abord une question politique, qui pose la question du collectif, qui pose la place et le statut de l'individu et même de la personne, comment on définit la personne, le périmètre de la personne. On voit bien là que les questions que l'on évoquait tout à l'heure sur les risques par rapport à vie privée, etc. ne sont qu'une toute petite facette de ce problème, c'est plutôt le petit bout de la lorgnette, je pense que les enjeux sont beaucoup plus vastes et plus importants.

Il y aurait donc Identité ou Identité numérique, il y aurait probablement Médiologie, même si ce n'est pas une discipline, c'est un cadre théorique qui définit assez bien mon crédo, mes travaux, j'ai fait beaucoup de choses dans les revues de médiologie surtout la première, les Cahiers de médiologie, autour de cette idée des deux corps du médium, la dimension technique et la dimension organisationnelle et puis le temps long, essayer de voir les choses sur le temps long.

Je ne sais pas combien de mots clés vous voulez dans le thésaurus, il faudrait peut être mettre le mot Usage ça permet de situer mes travaux dans le champ des sciences de l'information et de la communication, c'est plutôt autour de la théorie du document, ça j'en ai parlé mais aussi sur la théorie des usages que je me situe. Je travaille beaucoup plus sur l'observation des usages que sur les modèles économiques ou les stratégies industrielles, même si évidemment on les rencontre quant on analyse cet environnement. Mais je parle plutôt des usages et je me réfère à penseurs qui ont travaillé dans ce domaine là Perriot, Sarto etc., j'en ai peut être oublié d'autres mais se serait les principaux. On peut en indiquer un dernier qui indique les voies sur lesquelles je compte travailler maintenant, sur lesquelles je travaille déjà un peu, c'est la question de l'éditorialisation qui m'intéresse beaucoup, qui est un concept très intéressant qui permet de repenser, d'observer d'assez près comment le numérique dans toute sa complexité repose à nouveau toutes les questions de l'édition, mais je pense qu'il est bon à ce moment là de trouver un autre terme, car je pense qu'édition fait trop penser strictement à un certain d'activité, à une profession. C'est donc plutôt l'éditorialisation, c'est-à-dire tous les procédés toutes les techniques, et tous les savoirs faire qui permettent de mettre en circulation de publier de rendre public des contenus, alors maintenant plutôt en ligne, sur des plateformes dans cet environnement numérique. Ça permet de reposer, de réexaminer toutes sortes de questions anciennes que ce soit la question de l'annotation, la question du commentaire, la question de la glose, la question de la citation, la question de la publication, de l'autorité, de la signature, enfin tout ce qui a fait les travaux sur l'histoire du livre, ça doit être repensé, reposé à travers le dispositif numérique. L'entrée par l'éditorialisation est très intéressante.

Que pensez-vous de l'enseignement du code ?

Louise Merzeau : Je trouve que cette affaire de l'apprentissage du code est très révélatrice, très symptomatique presque d'une façon caricaturale, finalement d'une sorte d'incapacité de l'institution scolaire à penser le numérique. Même dans ses meilleures intentions, même dans ses meilleures décisions, il y a encore quelque chose qui révèle que l'on est encore un peu à côté de la plaque. Pourquoi je dis ça comme cela ? Parce, c'est mon interprétation du fait numérique, qui fait que j'ai cette analyse là. Je pense que le problème qui se pose et qui se pose depuis longtemps, qui produit de plus en plus de conséquence assez néfaste, c'est que l'on a une vision purement instrumentale de la technique en générale et plus particulièrement des technologies numériques. On est toujours entrain de penser outil, équipement, c'est comme cela depuis le début. Si on remonte au début de l'informatique à l'école, on mettait quelques ordinateurs dans une salle, et on pensait que l'on s'en tirait comme ça. C'est la pensée par l'externalité de l'instrument. Donc au mieux, on mettait des machines dans les écoles, au mieux on n'apprenait quelques cours d'informatique ici et là, mais s'en jamais oser affronter, ce qui à mon avis, est la vraie question - et on comprend bien pourquoi cette question, l'institution n'arrive pas à l'affronter- c'est en quoi justement, le numérique, non pas l'informatique, mais le numérique transforme en profondeur, la culture, ce que j'appelle la graphosphère en reprenant le terme de Régis Debray, c'est-à-dire les fondements même de l'institution scolaire, l'ordre des livres pour reprendre une expression qui est celle, je crois, de Bazin, des penseurs du livre en général. C'est-à-dire, en fait l'idée qu'il faudrait replacer cette réflexion sur le numérique non pas dans la marge, une heure par ci, où au CDI pour que ça ne soit pas sur les heures de cours, mais au cœur de tous les programmes scolaires, de tous les cours, de toutes les matières. Je pense qu'il n'y pas une seule discipline, pas une seule matière qui ne soit pas touchée, affectée par le numérique. Evidemment, ça on en est très, très très loin. Ça se fait, mais ça se fait par la bande, ça se fait par le fait qu'aussi bien les élèves que les profs évidemment sont des citoyens comme les autres et sont équipés de toutes sortes de machines numériques et passent eux-mêmes de plus en plus de temps sur le web ou dans des applications. Mais dans la construction, dans l'organisation des connaissances et la transmission des connaissances, ça reste marginal.

Cette histoire de l'apprentissage du code, c'est encore une fois une fausse bonne idée, surtout dans la manière dont s'est présenté, ça risque d'être plus ou moins adopté, si j'ai bien compris. Finalement l'institution est très contente d'avoir trouvé cette idée, l'idée ne vient pas d'elle bien sûr, mais d'avoir trouvé cette pseudo solution. Ça va lui permettre d'avoir un petit peu bonne conscience par rapport à ce qu'elle pense elle-même comme un retard. C'est toujours pensé en terme de retard, comme s'il y avait un cran auquel il fallait arriver, et là on sera à l'heure du numérique ; cette représentation là est complètement aberrante et fausse ; mais finalement toujours en laissant le problème dans un rapport d'extériorité. Ça va être une nouvelle matière, le code. Ça sera quelques heures par ci par là, si j'ai bien compris ça ne sera même pas dans les cours mais dans les temps périscolaires, bon. Ça montre bien que c'est toujours à l'extérieur, c'est un surplus, de là à dire que c'est superflus on n'est pas loin. Si on rabat, si on ramène le numérique à cet apprentissage du code cela veut dire que l'on a rien compris au numérique. De ce fait, dans le meilleur des cas on va fabriquer des bons codeurs, des bons développeurs, c'est très bien il en faut, c'est vrai la France là a un certain retard par rapport à certain pays, mais ce n'est pas cela qui va faire une culture numérique. Moi je pense que ce que l'école doit fabriquer en premier, ce qu'elle doit transmettre, ce qu'elle doit elle-même contribuer à façonner c'est une culture numérique.

Encore une fois, je pense qu'il y a un malentendu, je ne suis pas en train de dire qu'il ne faut pas apprendre le code

Le code étant le code informatique, les langages informatiques étant à la base de toutes nos activités les plus courantes de notre vie quotidienne dès lors qu'elles sont connectées. Plus on comprendra ce qu'il y a dans ces couches de codes mieux ce sera, c'est évident. C'est peut être une condition nécessaire et encore, mais ce n'est pas une condition suffisante. C'est une perception informatique du problème, ou d'une évolution des choses qui ravit les informaticiens mais certainement pas une perception des gens qui se réclament comme moi des humanités numériques, qui essayent de développer ce que l'on appelle une culture numérique qui est justement pas l'informatique, c'est le fait de comprendre que le numérique transforme notre rapport au temps, à l'espace, à la mémoire, au groupe, au collectif et donc au politique, pose des questions éthiques. Le problème est très mal posé. Les solutions envisagées sont assez lamentables. Maintenant si la question c'est juste faut-il apprendre le code ? Oui, il y a une place pour apprendre le code moi je suis pour, mais c'est pas comme cela que l'on s'en sortira que l'on fera des bons citoyens numériques un peu avertis, un peu conscients de ce qu'ils font et capables à l'avenir de développer des applications, des produits un peu plus responsables, plus éthiques, je pense vraiment pas. On aura des gens qui se feront embaucher par des grosses boites et qui continueront à exploiter les données personnelles etc. Là, il y a une instrumentalisation à la fois de la technique, de l'informatique, et finalement à la clef le risque d'instrumentalisation des individus eux-mêmes.

Sur quoi aimeriez-vous insister auprès des professeurs documentalistes ?

Louise Merzeau : J'ai l'impression, que par rapport aux choses que je viens de développer, que le point crucial, même si l'on continue quelque fois à appeler tout cela les nouvelles technologies, toute cette affaire de numérique a déjà elle-même beaucoup évolué. Il y a déjà un passé, une histoire, une mémoire de l'internet, du web etc., il y a déjà une évolution. Dans ce temps là, même s'il est assez ramassé, on est à un tournant et qu'il ne faut pas louper, qu'il faut accompagner. Les documentalistes font partie des gens qui peuvent le faire. C'est justement de sortir le numérique de cette approche purement instrumentale. Si on regarde les choses un peu dans le temps : dans un premier temps on a considéré le numérique, simplement comme un nouveau support, on parlait d'ailleurs des nouveaux supports. On voyait bien que l'idée c'était : on a des contenus et puis ces contenus ils changent de supports. Ils vont passer du livre à la disquette ou à l'écran, ou du disque vinyle au CD etc… c'était juste une espèce de migration comme cela, d'un support à l'autre. Ça soulève des questions, ça donnait de nouvelles possibilités mais finalement ça n'était qu'un contenant, quelque chose qui restait extérieur parce que la pensée du support elle-même était très statique.

Dans un deuxième temps, on a commencé à voir que c'était un peu plus que cela sans doute. On a pensé le numérique beaucoup en terme de médias, comme si il y avait le ou les médias numériques par rapport aux autres, avec à ce moment là des rapports souvent conflictuels entre les deux. D'ailleurs la plupart de ce qu'on continue d'appeler les grands médias ou les médias classiques continuent pour la plupart de poser le problème en ces termes. C'est-à-dire l'internet, ou les acteurs du web sont vus comme un autre un autre absolu qui évidemment est menaçant, qui est une concurrence en général déloyale. Comme si la encore l'on pouvait choisir un peu son camp. Puis il y a des valeurs à ce moment là qui sont chaque fois attachées à chaque camp. Clairement tout le monde de l'édition est encore très largement dans cette représentation là et la presse commence un petit peu à évoluer mais pendant longtemps c'était aussi en ces termes que les choses étaient posées. Ces représentations on comprend bien comment et pourquoi elles ont pu dominer un certain moment, mais je pense qu'aujourd'hui elles sont caduques, elles sont complètement caduques. Si on continue de poser les choses en ces termes, je pense que l'on ne comprend rien et l'on n'est pas apte à réagir comme il le faut. Je crois qu'il faut maintenant penser, réfléchir, analyser le numérique en tant qu'environnement, il faut développer une pensée environnementale du numérique qui n'est plus justement un support par rapport aux autres, ou opposé aux autres, qui n'est plus un média par rapport aux autres mais qui est l'environnement dans lequel tout se retrouve et se reconfigure donc tous les médias, tous les autres supports et ainsi de suite. Il ne les annule pas forcément, il y a toujours le papier, le vinyle redémarre on sait tout cela. Mais le vinyle aujourd'hui, ce n'est pas le vinyle des années soixante, c'est le vinyle dans l'environnement numérique. Le papier ou les romans, même encore les journaux papiers continuent d'exister et de se vendre, mais c'est dans l'environnement numérique. Je pense que là il y a un retard encore à l'allumage chez beaucoup de médiateurs, de penseurs, d'analystes de tout poil qui n'arrivent pas à franchir ce cap là. Et je pense que ce changement à la fois d'échelle, de représentation, d'angles de vue est extrêmement important et à partir du moment où l'on réfléchit au numérique comme environnement on comprend beaucoup mieux beaucoup de choses à la fois des enjeux stratégiques, la dimension à l'échelle mondialisée de beaucoup de ces problèmes. On comprend comment dans beaucoup de situations quelles soient professionnelles quelles soient personnelles, quotidiennes, les problèmes ne s'opposent pas en terme de choix ; ce n'est pas numérique ou pas numérique, ce n'est pas dans ou hors le web. On est dans nos sociétés, en tout cas, bien sûr, on est tous plus ou moins connecté, plus ou moins en permanence, sans être pour autant être forcément des geeks ou des accros au numérique. Voilà toutes ces représentations il faut vraiment s'en débarrasser et en revanche donc il faut réfléchir à la manière dont cet environnement numérique reconfigure beaucoup de choses. Notamment pour ce qui concerne les documentalistes, l'environnement documentaire lui-même, donc la question des sources, des recyclages de l'information, de la circulation de l'information, la sur abondance de l'information, la disponibilité de l'information ; comment tout cela bouleverse, affecte renverse, certains modèles ou certaines constructions qui ont dominé pendant des années ou des siècles. Mais dès lors que l'on a cette vision environnementale, cela change vraiment beaucoup de choses. Et si continue de filer la métaphore écologiste, on voit qu'à ce moment là cet environnement numérique qui n'appelle pas seulement des réponses technologiques ou des réponses strictement économiques, il appelle une écologie. Cet environnement il faut en prendre soin. Qui dit environnement dit que les éléments du système sont solidaires les uns des autres, que tout se tient et qui il y a aussi évidemment des risques, des risques écologiques, il y a des prédateurs écologiques. Cette idée d'équilibre, et aussi cette d'idée de quelque chose d'enveloppant, on est dedans. Et cela je pense que ça correspondant beaucoup plus à la sensation de beaucoup de gens et surtout des très jeunes, les élèves, les étudiants, encore une fois sans être eux-mêmes des gens ni très présents, et surtout pas forcément très compétents en technologie numérique, en fait ils sont dans le numérique pour eux c'est leur environnement naturel. Quant on continue de leur en parler comme quelque chose de nouveau, comme une révolution, comme une rupture, comme une extériorité hostile, ils ne comprennent tout simplement pas de quoi on parle. Eux c'est leur bain quotidien, il faut partir de ça. Evidemment c'est très difficile pour les gens qui eux même ont connu cette transition qui ont eu toute leur formation, tout leur background justement dans un autre univers. Il faut accepter maintenant l'idée que c'est un univers, et qu'il n'y en a pas d'autre. C'est depuis cet univers qu'il faut retrouver la littérature, l'histoire, l'art etc., qui n'ont pas disparu. Mais c'est depuis cet environnement là qu'il faut retrouver les chemins vers ça.