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Emmanuel Macron sait-il ce qu’est la France des gilets jaunes ?

Emmanuel Macron sait-il ce qu’est la France des gilets jaunes ?

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« Autour de cette France des métropoles et des grandes agglomérations existe une France souvent qualifiée de "périphérique". Le mode de déplacement y est la voiture individuelle, ce qui pose un problème d’un point de vue écologique et complique la vie de ses habitants au fur et à mesure que s’allongent les trajets domicile-travail. (…) Cette France-là, qui doute de notre société, rejette le système et adhère peu à peu aux idées les plus extrêmes. Cette France-là a besoin d’un investissement public et privé de rénovation, autour d’intercommunalités plus vastes. Pour reconstruire un tissu qui puisse, aux limites de la grande métropole, mêler de manière harmonieuse ville et nature. »

Et s’il suffisait de lire Emmanuel Macron pour aller à la racine du malaise qui embrase la France par le mouvement des gilets jaunes ? Dans Révolution (XO Editions, 2016), son livre programmatique, quelques lignes explicitaient déjà le fond de sa pensée, et éclairent désormais rétrospectivement son choix de faire appliquer la taxe carbone à cette « France souvent qualifiée de périphérique ». Ces mots paraissent presque trop gros, trop clairs, trop évidents, et une réalité se dessine : la hausse des taxes sur le prix des carburants découle d’une parfaite incompréhension par Emmanuel Macron de ce qu’est réellement la « France périphérique » et de ce que sont ses aspirations au travers du mouvement des gilets jaunes.

Macron désigne donc un problème sans vraiment s’atteler à le résoudre

Mais, d’abord, que dit l’emploi par Emmanuel Macron du concept « France périphérique » de Christophe Guilluy, dont les théories deviennent quasi-prophétiques au contact d’une réalité accablante ? Il dit que citer un concept politique n’empêche en rien de le comprendre de travers et, pire, de se méprendre sur la réalité qu’il désigne. Car, puisqu’il faut désigner la chose, Emmanuel Macron fait usage de la « France périphérique » comme d’une tarte à la crème politicienne : employer une formule pour montrer qu’« on s’en occupe », sans en saisir l’importance ni se donner les moyens d’y faire face, ce qui, en politique, ne coûte rien et rapporte beaucoup. Et cette situation rappelle étrangement l’accaparement par un certain Jacques Chirac du concept de « fracture sociale » qui le fit élire en 1995 sans qu’aucune mesure n’ait été prise pour y remédier – le chaos actuel en atteste –, à Marcel Gauchet et Emmanuel Todd, dont les théories rencontrent elles aussi le statut de prophétie par les temps qui courent. Macron désigne donc un problème sans vraiment s’atteler à le résoudre, ce qui est pire que de rester muet car, c’est bien connu, « mal nommer les choses, c'est ajouter aux malheurs du monde » (Camus).

« Le mode de déplacement y est la voiture individuelle, ce qui pose un problème d’un point de vue écologique et complique la vie de ses habitants au fur et à mesure que s’allongent les trajets domicile-travail. » Au-delà du fait que cette description de la France périphérique soit semblable dans sa forme à un encart dans un « guide touristique pour la France des oubliés » et qu’il y emploie un style d’ethnologue en expédition (« le mode de déplacement y est la voiture individuelle »), Macron résume ici bien la méconnaissance et l’imperméabilité à la réalité quotidienne de la France périphérique qui le caractérise. Pour lui, avoir une voiture est forcément un problème, nécessairement une tare écologique, littéralement un mode de vie obsolète et ancestral qu’il convient de dépasser au prix qu’il faudra : la taxe carbone. Comme si, en dehors des métropoles, il y avait une véritable alternative à la voiture pour se déplacer, aller chercher ses enfants à l’école, faire ses courses, se rendre sur son lieu de travail : un ensemble de pratiques dont Emmanuel Macron semble avoir oublié l’existence.

Mais la suite du texte est encore plus dérangeante, et presque malaisante : « Cette France-là, qui doute de notre société, rejette le système et adhère peu à peu aux idées les plus extrêmes. Cette France-là a besoin d’un investissement public et privé de rénovation, autour d’intercommunalités plus vastes. Pour reconstruire un tissu qui puisse, aux limites de la grande métropole, mêler de manière harmonieuse ville et nature. » Puisque « cette France-là » doute et « rejette le système », c’est qu’elle a « besoin d’un investissement public et privé de rénovation, autour d’intercommunalités plus vastes ». Si la phrase paraît presque invraisemblable d’irréalisme, elle révèle une chose : Emmanuel Macron pense régler le problème de la France périphérique souffrant de l’omnipotence des métropoles en… agrandissant le nombre de métropoles déjà existantes, grâce à des « intercommunalités plus vastes ». De même qu’un simple investissement ponctuel « de rénovation » serait censé venir résoudre une fracture sociale et culturelle pourtant profondément enracinée depuis des décennies. Quoique ces déclarations troublent, il serait inexact d’y voir uniquement la méprise personnelle d’un individu : elles représentent en réalité l’accélération de ce phénomène qu’on appelle prosaïquement la « déconnexion des politiciens » sous l’ère du macronisme, et vient accroître davantage l’écart entre la demande populaire et l’offre politique apportée. Le tout dans un style quasi tragi-comique qui rappelle les caricatures de l’aristocratie d’Ancien régime. Vous avez une voiture à essence ? Trouvez-en une électrique. Vous habitez dans une ville sinistrée ? Attendez notre investissement « de rénovation ». Ils n’ont pas de pain, qu’ils mangent de la brioche !

A cet égard sont parfaitement symboliques les récents propos de Benjamin Griveaux invitant les gilets jaunes à s’offrir une Renault Zoé électrique puisqu’il en avait lui-même trouvé une à 7990 euros sur un site internet d’occasion. Tout comme Gérald Darmanin ne se rendant pas même compte de la vulgarité de ses dires quand il appelle à « comprendre, ce que c'est de vivre avec 950 euros par mois quand les additions dans les restaurants parisiens tournent autour de 200 euros, lorsque vous invitez quelqu'un et que vous ne prenez pas de vin ». Ces propos nous renseignent sur une chose : Emmanuel Macron, son psychisme et sa méthode, ont déteint sur l’ensemble du personnel politique qu’il semble convenir d’appeler « macronie » : style collectif de gouvernance désormais assumé semblant s’alimenter du carburant des « petites phrases » méprisantes prononcées par son chef – à défaut d’utiliser celui qui permet de rouler au diesel.

Le malentendu entre les classes dirigeantes et la France périphérique

L’adaptation ou la marginalisation : c’est, de fait, à cette maxime du macronisme que le mouvement des gilets jaunes signifie sa désapprobation, et sans doute son dégout. Il rejette massivement la « pédagogie » infantilisante avec laquelle le gouvernement incarne à merveille la distance hautaine de la haute fonction publique issue de l’ENA qui dirige la France depuis des décennies. Un semblant de « vous n’avez pas compris, c’est qu’on vous a mal expliqué » faisant désormais pâle figure face aux « Macron démission », à l’immense cahier de doléance que revendiquent les gilets jaunes et à l’ensemble de l’attirail symbolique révolutionnaire qui en surgit : « Macron comme Louis XVI ! ».

Ce décalage de conception du monde portant sur l’utilité de la voiture et ayant amené à la désormais célèbre « goutte de gasoil qui fait déborder le réservoir » n’est au demeurant pas anodin. Il incarne parfaitement le malentendu entre les classes dirigeantes et la France périphérique. La voiture, qui était autrefois synonyme de mobilité et d’émancipation, est paradoxalement ramenée par ceux qui donnent le la de ce qui est bien et écologique au domaine de l’immobile et du figé. Et à ces périphéries désormais associées par le « monde d’en haut », pour reprendre l’expression de Christophe Guilluy, à une sédentarisation atone et ringarde, car lui peut se permettre de ne plus employer sa voiture mais plutôt le TGV et l’avion. L’homme sans attaches, et donc sans voiture, contre celui que sa voiture ancre désormais, paradoxalement, à sa terre. Les gilets jaunes sont à ce titre la révolte d’un atavisme contre l’attalisme ambiant des dernières années. Plusieurs décennies de méprise et d’incompréhension qui font remonter à la surface le refoulé des violences subies par un décalage dont seuls les gens d’en bas ont à pâtir. Violences symboliques, par la caricature systématique du beauf et de ses pratiques trop populaires et passéistes pour les dogmes d’en haut, et violences réelles par les dégâts sociaux engendrés par la mondialisation néolibérale, correspondant aux vues et aux intérêts des classes dominantes.

Comprendre le mouvement des gilets jaunes comme une revanche au grand jeu de « qui saura imposer ses valeurs à l’autre ? » permet ainsi de comprendre qu’il est avant tout un mouvement d’aspiration à être entendu et compris, ce qui renvoie indubitablement à un besoin démocratique. Parce que tenues jusqu’alors à distance des « lieux qui comptent », de là où se joue le déroulé de l’histoire quotidienne du pays, la France périphérique des pas « vus à la télé » n’a fait que s’inviter par effraction là où le monde d’en haut l’avait maintenue à l’écart. Mais il faut aussi se demander ce que cette rencontre impromptue des deux France sous-entend quant à l’organisation de la société française. Marcel Gauchet, théoricien de la « fracture sociale », définit celle-ci comme un phénomène où la séparation a pris le dessus sur l’affrontement, contrairement, par exemple, à la lutte des classes : « La France périphérique déteste les élites mais elle ne les affronte pas ». Et c’est bien là que les gilets jaunes incarnent un bouleversement sans précédent dans l’histoire sociale française : ils personnifient une volonté d’en finir avec le phénomène de séparation qui caractérise la fracture sociale et réaffirme une dynamique de lutte des classes, mais cette fois-ci dénuée de tout appartenance, partisane et syndicale, hormis l’appartenance nationale. Les gilets jaunes symbolisent ainsi un retour brutal de la lutte des classes sous une forme réinventée, enterrant la parenthèse de la société de classe moyenne pour de bon et réaffirmant la figure indispensable à tout conflit, celle de l’ennemi : Emmanuel Macron. Les gilets jaunes pulvérisent ainsi les règles du jeu, partis politiques et syndicats, pour ne laisser place qu’à un affrontement vertical – tous contre Macron – dont le manque d’organisation général et la transversalité des revendications, s’ils ont l’air d’une faiblesse, constituent l’authentique subversivité du mouvement. D’abord parce qu’en emportant tout sur leur passage les gilets jaunes emportent l’adhésion des corps constitués comme la police et se refusent à tomber dans le piège de l’affrontement avec les forces de l’ordre, ensuite parce qu’un mouvement qui s’auto-organise et n’a pas de tête est incorruptible car, autre constante du jeu politique : le poisson pourrit toujours par la tête.

En refusant de consentir à la paix des perdants et à l’état de fait qu’institue la fracture sociale pour embrasser celui de l’affrontement et en troquant le confort de l’assujettissement pour la froideur de samedis dans la rue, le mouvement des gilets jaunes déchire le contrat de consentement édicté par les classes dominantes, en prenant Macron a témoin et pour mieux désigner une cible quand l’adversaire était jusqu’alors évanescent. En cela ils ôtent à la France périphérique son rôle de spectateur, lui retire toute forme de candeur et la sortent de sa léthargie, faisant d’elle un participant à part entière dans le théâtre des conflits sociaux français et occidentaux. Les gilets jaunes se révoltent donc aussi contre un état de fait qui embrassait l’individualisme libéral comme système : alors que de plus en plus de gens optaient pour une gestion individuelle de maux pourtant subis dans une trajectoire collective, ils aspirent à mettre à bas cette réalité pour réinvestir le cadre des luttes collectives et son lot de réjouissance humaine. Le mouvement est aussi en ce sens refus de la solitude comme fléau contemporain et désir d’obtenir sa part de bonheur grâce aux joies de la collectivité : les scènes d’amusement collectif et l’ambiance quasi festive de certains rassemblements sont là pour en attester.

Ce choix de la révolte est donc largement comparable, comme le fait Christophe Guilluy pour désigner le vote populiste, à celui d’un marronage. Marronage contre un darwinisme social contemporain maîtrisé d’en haut où les perdants doivent se soustraire aux lois des gagnants : les perdants de la mondialisation proposent une revanche aux vainqueurs et, puisque c’est un marronage, ils choisissent d’y mettre en jeu leur liberté. Celle de choisir les règles du jeu, d’en finir avec le sentiment désagréable de se faire tromper sur la marchandise, des taxes de l’automne 2018 aux règles déjà anciennes d’un système politique qu’ils ne contrôlent plus en passant par le référendum bafoué de 2005. Partout une même volonté de se réapproprier la politique, non pas comme broutilles politiciennes quotidiennes mais plutôt en tant que choix pour une authentique souveraineté populaire, capable de briser les équilibres injustes et les états de fait avilissants pour le « monde d’en bas », contre l’idée d’une société gagnée pour la technique et le marché, détestant la contrainte de la loi et du pouvoir démocratique. Dépolitisation des élites, surpolitisation du peuple : bouleversements anthropologiques bien visibles quand les gilets jaunes crient « Paris soulève toi ! » rue du Faubourg Saint-Honoré à des riverains médusés d’incompréhension.

Les gilets jaunes sont en définitive la concrétisation de ce que Christophe Guilluy décrit lorsqu’il explique que ce sont désormais les peuples périphériques qui vont guider « le mouvement réel des sociétés » par le « diagnostic d’en bas » qui est le leur, en soulignant que cette dynamique n’est pas propre à la France mais à l’Occident tout entier, astreint au modèle néolibéral. Le peuple périphérique de France semble en fait assumer dans la rue et par le conflit ce que les peuples périphériques du monde ont fait advenir par les urnes. Comme s’il voulait lui aussi et dès maintenant embrasser le changement qui lui est dû, sans attendre 2022, et pour se rattraper d’une élection présidentielle de 2017 dans laquelle le scénario que l’on connait et la présence de Marine le Pen au second tour lui ont ôté sa place à la table de l’Histoire.

S’il n’est a priori pas question de révolution et qu’Emmanuel Macron parviendra sans doute à se maintenir en place, l’épisode des gilets jaunes restera comme un tournant dans l’histoire contemporaine française pour avoir réorienter le mouvement de la société française et redéfini en profondeur le rapport de force social contre un pouvoir qui ne possède définitivement plus l’assurance de perdurer. Car un pouvoir politique est semblable à un élément biologique : il connaît toujours une force qui lui est contraire et parfaitement destructrice dans la nature. Et comme le feu fait face à l’eau, le macronisme fait face à la France d’aujourd’hui.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne