Fabien Clouette et Quentin Leclerc : Le dernier tournage sibérien

Avant-propos : Jimmy Arrow était un réalisateur de films pornographiques que nous avions rencontré à Los Angeles en 2005. Nous sollicitions alors son aide au sujet d’un projet de court-métrage. Il est décédé à Vladivostok en 2010, à l’âge de 62 ans. Au fil des revues qui nous accueillent, nous dévoilons un peu plus de la vie de cet homme étrange, hors-norme, ayant laissé derrière lui une œuvre aussi secrète que passionnante.

Après avoir quitté la brasserie Le Bistrot de Babar (cf. « César & Jimmy », Décapage, n°56, février 2017), ce dimanche de janvier, nous sommes partis nous promener dans le bourg d’Esquelbecq pour nous changer les idées. Nous repensions à notre conversation avec César Barr. Sur le moment, nous n’avions manifesté aucun intérêt particulier pour son monumental projet biographique à propos de Jimmy Arrow. Il n’en demeurait pas moins que, en y réfléchissant, nous devenions l’un et l’autre terriblement attirés par ce texte. Il y avait encore, dans le parcours de Jimmy Arrow, beaucoup de zones d’ombre qui nous échappaient. Cette volumineuse biographie pouvait potentiellement répondre à toutes nos questions. Nous avons tenté de n’y plus penser, de passer à autre chose mais, toute la journée, l’idée de posséder cette biographie nous obséda bientôt absolument, et nous résolûmes de la dérober.

Nous n’expliquons pas aujourd’hui pourquoi nous avons choisi cette option plutôt qu’une autre. Nous aurions simplement pu la demander à Barr, ou l’aider à démarcher les éditeurs du Marché aux Livres, mais la façon dont il protégeait ce texte nous le fit apparaître comme une rareté, comme un trésor, et il était évident qu’il n’aurait pas accepté, tout bêtement, de nous le confier. Il fallait agir avant que Barr ne rentre aux États-Unis le mercredi suivant, profiter de sa présence en France. Nous avions deux jours devant nous. Le lundi matin, nous n’avons pas mis longtemps avant de le repérer, flânant dans le centre-ville. Envahi par une terrible paranoïa, Barr gardait toujours son manuscrit avec lui, dans une mallette verrouillée. Au cours de notre enquête, nous avions d’ailleurs constaté qu’il dormait chaque soir avec cette mallette, menottant la poignée à sa cheville. La combinaison qui protégeait l’intérieur était composée de cinq chiffres, et il nous aurait fallu un temps infini pour la déchiffrer. Pour parvenir à nos fins, nous allions sans doute devoir employer la force.

Les journées du lundi et du mardi passèrent sans tentative de notre part. Nous suivions le biographe toujours à distance, nous cachant aux angles des rues, ou derrière nos journaux, pour ne pas trop faire apparaître notre filature à Barr, déjà à l’affut de la moindre bizarrerie. Nous avons réussi à nous rapprocher le mardi, en fin d’après-midi, alors qu’il sortait d’une épicerie fine. Barr nous reconnut et nous invita à passer la soirée en sa compagnie. Il faut dire que tous les exposants, en dehors des locaux, avaient alors quitté la région. La soirée avançait, la discussion allait bon train et nous restions paralysés par la peur de trahir cet homme, qui nous apparaissait de plus en plus sympathique et avenant. Nous n’avions toujours rien tenté quand le tenancier du bar nous pria de terminer nos verres pour qu’il puisse fermer l’établissement. Barr dormait dans un hôtel éloigné du centre, et nous avons entrepris de le raccompagner, ou plutôt de le perdre, en faisant chemin vers les bretelles de l’autoroute A25.

Vers les quatre heures du matin, nous nous engagions sur une passerelle piétonne déserte qui enjambait la quatre voies, un parfait décor de polar. Il s’y passa de fait un tragique évènement. Barr déposa sa mallette sur le sol pour nouer ses lacets qui étaient défaits. Il semble qu’en s’accroupissant, il glissa malencontreusement sur une des planches et tomba à la renverse, reliant en un instant les douze mètres qui séparaient la passerelle du toit d’une Kangoo blanche lancée à 70 km/h en direction de Dunkerque.

Nous l’avons regardé chuter, impuissants, comme nous avons ensuite regardé la voiture freiner en urgence pour s’arrêter sur le bas-côté. Terrorisés, nous avons fui la scène en courant, avant de rejoindre nos propres chambres, laissant les sirènes des véhicules de police combler le silence de la nuit derrière nous. Le lendemain, les journaux conclurent à un suicide. On aperçut sur les chaînes locales le vieil inconnu qui nous avait demandé, le dimanche midi, s’il pouvait finir l’île flottante de Barr. J’ai croisé cet homme ce week-end au restaurant. Croyez-moi, il paraissait déjà bien fatigué par la vie…, déclara-t-il. De notre côté, nous prenions le premier train du mercredi matin vers la gare de Paris-Nord, et nous disparaissions aussitôt des Hauts-De-France avec la mallette en notre possession, hantés par quelques flashbacks de la nuit, mais incapables de nous souvenir de ce qui s’était vraiment passé, fascinés par le texte que nous emportions avec nous.

Une fois rentrés à Paris, nous nous sommes quittés sans rien nous dire. Finalement, un rendez-vous professionnel nous obligea à nous revoir deux semaines plus tard, et nous avons alors convenu qu’il fallait enfin exploiter cette source, et ignorer les circonstances de son obtention. Le lendemain, nous nous sommes donc retrouvés mais, incapables de deviner le code secret du cadenas, nous avons directement éventré la mallette à l’aide d’une scie circulaire. Une fois le texte découvert, nous avons encore mis un certain temps avant de commencer sa lecture. Nous nous sommes assurés que l’affaire César Barr s’était tassée, que plus personne ne s’intéressait plus à lui, et alors seulement nous avons décidé qu’il était temps pour nous d’utiliser cette « bible ». Pour plus de discrétion, nous avons loué un petit bureau en banlieue parisienne, dans lequel nous avons ensuite passé toutes nos soirées. Nous n’avions acheté comme meubles qu’un plan de travail sur tréteaux et deux chaises ; de quoi lire, en somme. Une fois installés, nous avons posé les deux kilogrammes et demi de papier devant nous, et avons enfin entamé nos recherches.

À peine avions-nous commencé à feuilleter le manuscrit que nous avons voulu découvrir quelles avaient été les dernières années de Jimmy Arrow, depuis notre soirée (cf. « Arrow, loup solitaire », in En attendant Nadeau, n°21, novembre 2016) chez lui en 2005 (que nous retrouvons succinctement annotée : Deux aspirants scénaristes européens sont reçus chez le Jim), jusqu’à son suicide en 2010 en Russie. Il s’agissait de la partie de sa vie la moins documentée, la moins fournie en témoins. Toutes les informations de la biographie de Barr sur cette période provenaient de comptes rendus effectués par deux détectives privés qu’il avait engagés spécialement pour l’occasion. Pour des raisons stylistiques qui lui sont propres, Barr avait choisi de ne pas reformuler les informations transmises par ses détectives, mais seulement de les retranscrire telles qu’il les avait lui-même reçues. Ces pages sont donc à la fois extrêmement détaillées et dénuées de toute qualité poétique ou littéraire. Pour éviter aux lecteurs de ces lignes la même sécheresse, nous avons entrepris de faire le travail que n’avait pas fait Barr, et de reconstituer les instants notés par les détectives.

En 2005, dès son arrivée en Sibérie, Jimmy Arrow souhaita s’installer et trouver un emploi ; mener de suite une nouvelle vie qui lui ferait oublier la précédente. Comme la ville était près d’un fleuve, il acheta un deux-pièces à Blagovechtchensk, et se fit embaucher comme employé au service des postes. Les premiers temps, il fut difficile pour lui de s’acclimater car il ignorait absolument la langue russe, mais grâce à l’aide de Yun, un jeune collègue chinois, il apprit vite à trier les courriers. Dès cette époque, Jimmy savait qu’il ne resterait pas dans cette ville du Sud : il désirait s’installer beaucoup plus au Nord. Il en parla plusieurs fois à Yun, qui ne comprenait pas l’obsession de son ami. Tous les deux, ils allaient parfois jouer au billard, ou aux fléchettes. Arrow perdait systématiquement face à Yun, qui était un joueur incroyable dans toutes ces disciplines (en plus d’être un compétiteur acharné). Mais l’américain ne se démoralisait pas pour autant. Arrow ne parla jamais de son passé à Yun, ne se confia jamais. Il inventa un jour que son père était astronaute, qu’il avait d’ailleurs été en lice pour le voyage sur la Lune, mais qu’on lui avait préféré Neil Armstrong au dernier moment pour des raisons obscures. Le père d’Arrow, alcoolique, était en réalité décédé d’un cancer au foie l’année de ses six ans. Il est difficile de savoir si Yun était vraiment dupe des mensonges de Arrow. Peut-être prenait-il du plaisir à l’écouter raconter ses histoires, simplement.

Yun confia de son côté à Arrow être un agent infiltré d’une organisation de résistance chinoise, et qu’il avait comme mission d’assassiner le maire de Blagovechtchensk, Aleksandr Kozlov, un pro-Poutine. Arrow rit tout le long de l’histoire de Yun, éclatant littéralement aux larmes quand ce dernier lui révéla son tatouage « IV » sur la hanche. Il désignait, selon Yun, sa place dans l’organisation (sans préciser quels étaient les autres chiffres des autres membres). Yun voyait que Arrow ne le prenait pas au sérieux, mais il ne plaisantait aucunement, et assassina comme convenu Aleksandr Kozlov un an et demi plus tard, avant d’avaler une capsule de cyanure (Le Mouvement Insurrectionaliste Anti-Gortchakovien, duquel se réclamait Yun, est surtout actif aujourd’hui dans l’aïmag de Khövsgöl).

En novembre 2006, après avoir suffisamment économisé, Arrow salua Yun et prit un train pour Magdagachi. Il n’avait qu’une petite valise avec lui, contenant quelques exemplaires poche de London, un pantalon, une chemise, une polaire, et de quoi se laver. Le trajet vers cette première étape dura plus de sept heures, puis, de Magdagachi, il mit encore deux semaines pour relier Tcherski, sa destination finale. Il enchaîna les portions de trajet en faisant de l’autostop à bord de voitures appartenant à des braconniers, des bûcherons et, plus rarement, des scientifiques.

La vie de Arrow à Tcherski ne présente aucun intérêt. Les notes du détective deviennent durant cette période aussi sommaires qu’ennuyeuses. Pour résumer : Arrow eut quelques aventures avec des femmes mariées, se fit tabasser par les maris des femmes concernées, se détacha complètement des autres, apprit à pêcher à l’épuisette, chassa l’ours une fois ; il construisit une cabane au milieu d’une forêt de bouleaux et attendit à l’intérieur que quelque chose se passe, dévoré par un sentiment d’oisiveté qu’il n’avait jamais connu. Cette période correspond à ce que nous pouvons appeler la « première crise mystique » qui secoua la fin de vie de Jimmy Arrow. Nous reviendrons plus tard sur la seconde, autrement plus importante. Finalement, en 2008, presque deux ans jour pour jour après son arrivée, deux ans à errer en silence dans les étendues sibériennes, il revint progressivement en autostop vers des zones plus peuplées, et s’installa définitivement à Solikamsk.

Arrow y acheta une petite maison avec un large terrain, au fond duquel se trouvait une futaie de chênes que les précédents propriétaires avaient plantée. Jimmy cultiva alors une nouvelle ambition : reprendre la réalisation de longs-métrages pornographiques, qu’il vendrait lui-même ensuite dans des réseaux courts. En guise de reprise, il souhaita tourner l’adaptation d’une œuvre de London qui lui tenait à cœur, et qu’il n’avait pu réaliser durant sa carrière en Californie : Michael, brother of Jerry. Ce projet était beaucoup plus modeste que ses précédents : une simple romance homosexuelle entre un homme-chien libre et un matelot qui le recueille ; bien sûr, toujours dans un environnement hostile dominé par l’esclavagisme. Arrow avait délaissé les costumes de chiens car il n’y trouvait plus aucun aspect esthétique ni aucune valeur symbolique. Car les hommes sont des chiens, avait-il déclaré à son équipe de tournage. Le changement principal venait de ce que l’adaptation de Arrow (sans qu’il sache bien expliquer pourquoi) se situait dans la toundra, quand l’intrigue originale se déroulait aux îles Salomon.

Il choisit quelques maisons au centre du village, inhabitées, qui serviraient de décors intérieurs pour les premières scènes. Le paysage naturel était tel qu’il l’avait toujours rêvé, il n’était plus contraint de reproduire ces vastes espaces enneigés en studio. La première journée de tournage se déroula correctement. Certes, les conditions étaient extrêmes, mais l’équipe technique était dans les temps, et tous les acteurs semblaient prendre le projet à cœur, faisant leur travail avec sérieux et rigueur. Mieux : les acteurs, dans cette situation d’harmonie avec la nature, semblaient comprendre le projet de Jimmy comme jamais il n’avait été compris. Depuis son arrivée en Russie, Arrow avait eu l’occasion de voir l’intégralité de la filmographie de Tarkovski, et son travail l’avait beaucoup influencé. Il recherchait lui aussi plus d’épure, plus de contemplation. Arrow travaillait en longs plans-séquences, obligeant les performeurs à enchaîner les positions sexuelles selon une chorégraphie préétablie. Le froid intense ne semblait heureusement pas amputer leur vigueur sexuelle. Les deux premiers jours se déroulèrent exactement selon l’emploi du temps prévu par le régisseur, et les acteurs comprirent tout de suite les intentions esthétiques de Arrow. Des mots mêmes de Arrow, rien ne semblait pouvoir perturber son mouvement vers le Sublime. Un événement est pourtant rapidement venu briser cette paix.

Le détective en charge de la traque, durant la troisième journée de tournage, datée du 14 janvier 2009, ne nota que ces quelques mots : Un trou. Gigantesque. Le néant sous nos pieds. Puis la narration ne reprend que quinze jours plus tard. Nous en avions déduit que César Barr avait retiré le premier détective de ses fonctions, pour engager un deuxième homme. Nous n’avons pas compris tout de suite ce qui justifiait ce changement de narrateur, ni à quoi ces quelques mots faisaient référence. Seulement, nous étions certains d’une chose : ce néant avait tant bouleversé le premier détective qu’il ne fut plus en mesure de poursuivre son travail.

Il nous fallut le témoignage d’un acteur sibérien, Evgueny Delej, pour reconstituer ce qui s’était produit exactement ce jour-là. Evgueny était le seul acteur encore vivant de la liste mentionnée par le journal du détective. Comme la biographie de Barr ne nous en apprenait pas davantage sur cet événement clé de la vie d’Arrow, nous avons vite décidé de rentrer en contact avec cet homme. Delej était encore connu des équipes de télévision russe, et disposait d’une brève fiche de contact IMDb. Après quelques échanges de mails dans un anglais de fortune, un premier rendez-vous Skype fut conclu.

L’acteur habitait toujours entre Solikamsk et Berezniki, mais devait régulièrement se rendre à Moscou pour le travail. Il était très fier de cette campagne qui l’avait vu naître. Delej nous montra, à travers le moniteur pixelisé, la vue sur la Kama dont il disposait depuis son cabanon. Pas étonnant qu’un réalisateur de talent comme Jimmy ait eu envie d’immortaliser ces paysages ! Et vous savez quoi ? En hiver c’est encore plus beau !, nous confia-t-il empli d’émotion. Ce premier échange, d’une vingtaine de minutes interrompues par de nombreux écrans gelés, ne nous apprit pas grand-chose, sinon le visage de cet homme qui avait assisté aux derniers instants de la vie sociale de Jimmy Arrow : des cheveux longs et d’un gris brillant, des pommettes saillantes, mais surtout un sourire constant et radieux.

Quelques mois plus tard, alors que nous nous rendions en Grèce pour un festival de courts-métrages, une escale par l’aéroport de Moscou nous incita à contacter Delej. Par chance, l’acteur était dans la capitale pour le tournage d’une publicité pour une marque de médicaments. Nous l’avons rencontré dans un café de la zone aéroportuaire. L’acteur avait coupé ses cheveux très courts, mais avait gardé son sourire. Il nous avoua ne plus faire le déplacement qu’une à deux fois dans l’année, tant le voyage – plus d’une journée de voiture – devenait harassant. C’est pour maintenir un contact avec l’industrie, vous comprenez, mais je ne sais pas… Parler de cette expérience avec vous m’a fait réaliser à quel point ce contact est perdu depuis longtemps. Je veux dire… jamais je ne retrouverai ce goût des tournages… Autant tourner la page complètement.

Après s’être confié brièvement sur sa vie quotidienne, Delej entra dans le vif du sujet, et nous détailla les événements qui se sont déroulés la journée du 14 janvier 2009. L’acteur s’était retiré du set quelques minutes avant un terrible accident. Il s’était mis de côté car il souhaitait parler avec Jimmy :

Je voulais lui faire part d’une caractéristique de mon personnage que je n’avais pas comprise jusqu’alors… quelque chose qui m’aurait permis de mieux gérer les jeux de regard avec les autres acteurs. Je savais qu’il m’aiderait, il prenait le temps de parler avec chacun de nous, il dirigeait ses acteurs. Vous comprenez, il « dirigeait » – il n’y a pas d’autres mots. Il était tôt encore, la scène n’était pas tout à fait finie, et je savais qu’on allait tourner d’autres prises, donc je suis sorti du cadre. Jimmy était collé à Sergei Chatov, l’opérateur qui produisait l’image sur l’ensemble de la production. Les deux hommes étaient très concentrés, et Jimmy portait le casque relié au moniteur pour tester la première mise en bouche de son texte. Une seconde caméra, de l’autre côté de la scène, filmait le contrechamp en autonomie. Il y avait un grand silence. Je me suis approché d’eux. Et tout d’un coup la terre s’est effondrée devant nous. Il y avait des rochers et des corps éventrés partout. Je n’ai pas réfléchi, j’ai sauté dans le trou béant de la terre à la recherche des autres… Je n’ai jamais revu Jimmy, mais je sais qu’il a survécu. Je sais aussi que Chatov a survécu. Je l’ai aperçu dans la catastrophe, marchant vers l’autre caméra.

Alors que toute l’équipe tournait cette scène en extérieur, une monumentale doline s’était ouverte sous leurs pieds, et avait emporté dans son effondrement les acteurs et l’équipe technique, qui se retrouvèrent écrasés et démembrés des dizaines de mètres plus bas, dans un total amoncellement de gravas et de terre. Ce phénomène naturel particulièrement rare a pourtant une origine on ne peut plus simple : lorsque l’eau coule dans les sols, elle dissout les roches calcaires, ce qui entraîne la formation de vides dans lesquels les sédiments de surface s’effondrent. L’hiver 2009, particulièrement doux et pluvieux, favorisa l’apparition de ces dolines dans la région de Solikamsk. En ce jour tragique, les piétinements des acteurs et de l’équipe technique sur la steppe friable firent le reste. Nous savons avec certitude que trois personnes survécurent au drame : Jimmy Arrow, l’acteur Evgueny Delej et le chef opérateur Sergei Chatov.

Je sais que les deux caméras tournaient, et que plusieurs boites de productions ont tenté de s’approprier les cassettes pour monter un film qui jouerait sur l’effet de réel provoqué par le drame. C’est juste dégueulasse, ils auraient trahi le travail de Jimmy. Mais je pense que Chatov a encore les rushes du contrechamp chez lui. C’était un méthodique, un conservateur, formé à la Mosfilm. Il a dû en recevoir, des lettres de menaces, ou des propositions pour racheter les bandes… Mais s’il garde les rushes, c’est qu’il a une idée. Il va pas crever sans les léguer à quelqu’un de confiance. Je serais vous, j’essaierais de le rencontrer.

Une fois rentrés en France, intrigués par les confidences de Delej, nous nous sommes mis à la recherche de Chatov. Malheureusement, aucune de nos pistes n’aboutit. Soit qu’il avait changé de nom, soit qu’il était mort depuis le drame, soit qu’il avait disparu lui aussi, comme Arrow, trop perturbé par ce qu’il avait vu. Chatov était un spectre. Nous tenons donc à faire passer un message : Si vous êtes Sergei Chatov, ou que vous pensez le connaître, merci de nous faire parvenir cette cassette ou de vous manifester à la rédaction de Diacritik.

Nous avions donc éclairci cette zone d’ombre de la vie de Jimmy Arrow et pouvions sereinement reprendre la lecture de la biographie compilée par César Barr là où nous l’avions laissée. Le second détective y apparaît comme nouveau narrateur (transcripteur serait plus juste), pas plus loquace que son prédécesseur : les événements consignés par ses soins couvrent deux années et tiennent sur trois pages.

Arrow se retrancha dans sa maison de Solikamsk, et commença alors, selon nos interprétations, sa « deuxième crise mystique », la plus forte, la plus douloureuse également. Il importa d’Europe un gigantesque écran plasma ainsi qu’un système hi-fi haut de gamme, qu’il installa dans son salon et qu’il relia à son caméscope. Le détective ne comprit pas tout de suite ce que Arrow souhaitait faire avec un tel équipement ; il l’observait depuis l’extérieur, intrigué. Puis, un jour, Arrow s’installa sur une chaise en bois face à l’écran plasma, et il lança le caméscope. La doline se rouvrit sous ses yeux ; il entendit les cris à nouveau, et la terreur à nouveau. Il visionnait la séquence du drame en boucle, rembobinant la cassette à chaque fois qu’elle se terminait. Parfois, il stoppait la cassette et s’approchait de l’écran, pour mieux observer les visages, ou l’enchevêtrement des corps, supposa le détective. Il lui arrivait de caresser l’écran du bout des doigts. Bientôt, le détective n’eut même plus à se cacher tant Arrow oublia sa présence derrière lui. Il se tenait debout dans un coin de la pièce, et observait Arrow réagir à ce qu’il voyait sur l’écran, ou plutôt ne pas réagir, car Arrow ne donnait aucun signe de vie, il demeurait figé devant la scène, incapable d’aucune émotion. Arrow ne notait rien, n’enregistrait rien.

Les deux hommes vécurent ainsi pendant plusieurs mois, l’un à côté de l’autre. Ils mangeaient ensemble (toujours les mêmes boîtes de haricots rouges que Arrow achetait dans l’épicerie du bourg), et progressivement le détective se mit à dormir sur un matelas de fortune dans la salle de bain (que Arrow n’utilisait plus). Le détective ne sut jamais si Arrow comprenait qui il était, pourquoi il était là, pour le compte de qui il travaillait ; il ne le lui demanda pas. Un soir, après un an et demi de surveillance, le détective appela Barr pour lui demander s’il était toujours pertinent de suivre Arrow, qu’il semblait prostré, peut-être même malade, qu’il ne disait plus rien, qu’il ne s’alimentait plus, qu’il semblait vouloir se laisser mourir. Restez jusqu’au bout, lui ordonna Barr. Je connais Arrow, il arrivera quelque chose. En raccrochant, le détective crut avoir été engagé par un obsessionnel, et se désespéra de la décision de son patron. Mais Barr avait raison.

Le 22 décembre 2010, à la radio (qui était allumée en continu dans la cuisine), le présentateur du journal moscovite annonça une tempête de neige imminente dans les environs de Solikamsk, et il pria les habitants de bien vouloir se barricader chez eux.

Suite à cette annonce, Arrow se mit en mouvement. Il sortit son Dictaphone d’un tiroir et parla tout bas dedans, comme s’il récitait une comptine. Les fenêtres du salon s’ouvrirent dans un grand fracas sous la pression du vent, et emportèrent le caméscope qui bascula sur le sol, brisant la cassette dans sa chute. L’écran rendit alors un bruit blanc infernal. Quand Arrow eut terminé de parler, il rangea le Dictaphone dans sa poche et se dirigea vers la porte d’entrée. Le détective voulut le retenir, mais le réalisateur riposta et l’immobilisa sur le sol. Le détective comprit qu’il ne pourrait rien faire pour empêcher Arrow d’avancer vers son destin. Une fois Arrow parti, il se releva, éteignit la télévision, et se posta devant la fenêtre du salon. La dernière chose qu’il consigna fut Arrow marchant seul sous les bourrasques de neige, encerclé par les tourbillons et le froid, Arrow seul obstinément, perdu dans le blizzard. Devenu fantôme, écrivit enfin le détective dans son carnet, devenu rien.

Le lendemain, le détective retrouvait le réalisateur pendu au fond de son jardin.

Fabien Clouette et Quentin Leclerc