« Le monde de demain se construit dans la ZAD »

Entretien avec l’auteur de bande dessinée Alessandro Pignocchi, dont le nouvel album, La Recomposition des Mondes, sort ce jeudi 18 avril.
« Le monde de demain se construit dans la ZAD »

Avant de devenir auteur de BD, Alessandro Pignocchi était chercheur en sciences cognitives. Et après avoir publié plusieurs albums sur le choc culturel entre l’Occident et les Indiens jivaros, il publie aujourd’hui La Recomposition des Mondes, un nouvel opus sur son expérience de vie dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Ça faisait beaucoup de bonnes raisons de le rencontrer pour échanger avec lui sur sa vision du futur.

Comme Gérard Lenorman, Alessandro Pignocchi parle aux oiseaux, au soleil et aux forêts. Non pas à cause d’une consommation excessive d’ayahuasca lors d’un de ses nombreux séjours en Équateur auprès des Indiens jivaros achuar, mais parce que, au contact de ce peuple, il a déconstruit la relation entre nature et culture pour arriver à la concevoir sans distinction. Ce docteur en sciences cognitives, formé à l’anthropologie et très marqué par les écrits de Philippe Descola, a également le don du dessin au lavis. Et il lui est apparu que la bande dessinée était le meilleur moyen de partager sa nouvelle conception de l’univers.

On lui doit déjà trois albums savoureux – Anent (2016), Petit traité d’écologie sauvage (2017) et La Cosmologie du futur (2018), tous parus aux éditions Steinkis – dans lesquels l’humour absurde est mis au service d’une profonde réflexion sur le sens de nos existences et notre relation au vivant sous toutes ses formes. On y croise, pêle-mêle, un Marcel Proust emportant comme seul bagage dans son tour du monde sa sarbacane et ses BD, un Manuel Valls à l’état sauvage partant à la rencontre du tigre du Bengale, des mésanges destroy qui cherchent un plan pour descendre au Teknival, et un Indien jivaro observant, carnet à la main, les étranges rituels quotidiens des habitants de Bois-le-Roi.

Jeudi 18 avril, Alessandro Pignocchi revient avec la parution au Seuil, dans la collection « Anthropocène », de La Recomposition des Mondes, un nouvel opus inspiré par son expérience dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dont quelques planches sont déjà visibles sur son blog Puntish. Nous avons profité de son passage à Paris, en janvier dernier, pour discuter du contenu de ce nouvel album et des principaux enseignements qu’il a tirés de ses multiples voyages en Équateur.

© Alessandro Pignocchi
© Alessandro Pignocchi

Usbek et Rica : Vous avez longtemps été chercheur en sciences cognitives et en philosophie. Et vous vous présentez désormais comme « auteur de bande dessinée ». Comment êtes-vous passé de la recherche au dessin et à la réalisation de romans graphiques ?

Alessandro Pignocchi : En fait, j’ai longtemps hésité entre le dessin et la recherche. Le point commun entre ces deux univers, que l’on retrouve d’ailleurs dans mes albums, ce sont les oiseaux. J’ai fait mon premier voyage dans une communauté indienne à 15 ans, mais le but était surtout d’observer les oiseaux. Après le bac, j’ai pris une année sabbatique en Équateur pour illustrer un livre sur les oiseaux. J’ai repris des études de bio, puis de sciences cognitives et de philosophie de l’esprit, sans plus rien trouver à dessiner, à raconter. Et puis, mes voyages successifs chez les Jivaros m’ont donné cette matière à récit. Et cela a correspondu à mon abandon définitif de la recherche : en France, les sciences cognitives sont peu poussées à un niveau académique, et pour trouver un poste j’aurais dû aller vivre dans un pays anglo-saxon, ce qui n’était pas une envie de ma part. Au bout du compte, ce basculement d’un univers à l’autre s’est opéré très naturellement, et aujourd’hui je suis bien auteur de BD.

Vos albums ont beau être très drôles, ils font cogiter : la dimension intellectuelle est essentielle au propos. Pourquoi avoir choisi la bande dessinée et non le documentaire ou un autre médium ?

La BD était le médium idéal et le plus simple pour porter les deux niveaux de lecture que je voulais traduire. Il est compliqué, à l’image, de montrer une diachronie, un temps présent et un temps différé. Pour y parvenir, l’écrit est bien plus efficace que la vidéo, l’exemple ultime étant La Recherche du temps perdu de Marcel Proust, qui apparaît d’ailleurs dans l’un de mes albums. Avec la BD, je peux montrer le regard d’un Occidental fasciné par l’Amazonie, mais aussi la voix de l’auteur qui évalue sa naïveté a posteriori sur les fantasmes qu’il entretenait dans sa jeunesse. La BD est l’outil parfait pour se moquer de soi, ce qui est d’autant plus utile que le rire et l’autodérision sont fondamentaux pour les Jivaros et les peuples animistes en général. Le caractère mouvant de leur monde nivelle l’importance des choses et les pousse à rire de tout. Les Jivaros rient aux larmes quotidiennement, ce qui est presque complexant tant il est rare, chez nous, de s’abandonner à de tels fous rires.

« Ni dans la langue jivaro, ni dans aucune langue amazonienne on ne trouve le moindre équivalent de notre concept de « nature » »

La figure intellectuelle tutélaire de vos albums est l’anthropologue Philippe Descola. En quoi son œuvre est-elle, selon vous, si remarquable ?

Les écrits de Descola sont importants pour moi avant tout pour des raisons très personnelles : c’est leur lecture qui m’a poussé à retourner en Amazonie, à m’intéresser aux Jivaros, et ils sont donc à l’origine de ma conversion à la BD. Après, ses réflexions sur le dépassement de l’opposition nature/culture m’ont beaucoup nourri. En tant qu’ornithologue, je n’avais jamais pensé que le concept de nature pouvait être relatif. Je m’étais toujours considéré comme un grand amoureux de la « Nature » et pensais spontanément que les Indiens d’Amazonie étaient ses plus ardents protecteurs. Or, ni dans la langue jivaro, ni dans aucune langue amazonienne on ne trouve le moindre équivalent de notre concept de « Nature ». Découvrir que toute une partie du monde fait l’économie de notre distinction entre nature et culture est un puissant stimulant intellectuel.

© Alessandro Pignocchi, La Recomposition des Mondes (Seuil, Anthropocène, 2019)
© Alessandro Pignocchi, La Recomposition des Mondes (Seuil, Anthropocène, 2019)

Les livres de Descola vous accompagnent aussi dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, où vous êtes arrivé début 2018, quelques semaines avant l’abandon officiel du projet d’aéroport et l’expulsion de nombreux zadistes qui a suivi. On imagine que Descola est assez populaire sur place, non ?

Effectivement, les idées de Descola sont familières à beaucoup de gens là-bas, en tout cas dans la frange « intellectualisée » des zadistes. Mais pour beaucoup d’autres, le dépassement de la distinction entre nature et culture se fait en actes plutôt qu’en théorie. Ils ont des relations affectives, des liens avec les mares, les animaux, etc. Lire Descola n’est pas forcément le préalable à cette démarche. En réalité, la bascule intervient quand la relation avec ce qui nous entoure n’est plus une relation d’humain à objet mais de sujet à sujet, quand on arrive au point où l’on s’intéresse aux désirs et aux devenirs des différentes formes de vie. Cette bascule entre deux attitudes cognitives s’expérimente quotidiennement. Lorsque, dans le métro, on est gêné par un sdf couché par terre, qu’on se demande comment ne pas trébucher sur lui, on est dans une relation de sujet à sujet. Et puis on croise son regard, on se sent soudain à sa place, on considère son intériorité ; on a alors basculé vers une relation de sujet à sujet. Sur une ZAD, la relation de sujet à sujet avec plantes, animaux et éléments du territoire va simplement de soi.

© Alessandro Pignocchi, La Recomposition des Mondes (Seuil, Anthropocène, 2019)
© Alessandro Pignocchi, La Recomposition des Mondes (Seuil, Anthropocène, 2019)

Mais dans la ZAD, on trouve aussi des gens qui croient à l’idée de nature, qui sont là pour la défendre, non ?

L’un des slogans de la ZAD, « Nous ne défendons pas la Nature, nous sommes la Nature qui se défend », souligne joliment l’ambiguïté du concept et la volonté de jouer avec lui. À l’est de la ZAD, dans la « zone non motorisée », vivent les habitants qui refusent tout type d’outils à moteur (ou plutôt « vivaient », car c’est sur cette zone que se sont déchaînés les gendarmes, au printemps dernier). Au sein même du mouvement, beaucoup leur reprochent d’avoir une vision de la nature comme sanctuaire et donc d’entériner, en croyant s’y opposer, la relation occidentale moderne à la nature, qui repose sur une oscillation entre protection et exploitation. Une oscillation qui est d’ailleurs vouée à la destruction, car lorsqu’on décide de protéger une zone, on peut toujours revenir ailleurs, alors que c’est plus difficile lorsqu’on a choisi d’exploiter. Il ne s’agit donc pas tant de militer pour la sanctuarisation de certaines zones naturelles, mais d’œuvrer à instaurer une vision du monde où plantes, animaux et territoires ne sont plus perçus comme des objets qu’il faudrait protéger ou exploiter, mais comme des sujets, des voisins avec qui on partage une terre commune. Et c’est précisément ce qui se passe sur les ZAD.

© Alessandro Pignocchi, La Recomposition des Mondes (Seuil, Anthropocène, 2019)
© Alessandro Pignocchi, La Recomposition des Mondes (Seuil, Anthropocène, 2019)

L’une des bonnes surprises que j’ai eues, en arrivant sur place, c’est la vitesse à laquelle on s’approprie tous ces liens affectifs tissés avec le territoire. Rien à voir, donc, avec les liens réactionnaires à la terre, fondés sur le sang et les ancêtres, et qui peuvent faire de vous un étranger dans un village où vous habitez pourtant depuis des années. Sur une ZAD, il suffit de quelques heures dans un chantier ou un potager collectif pour se sentir happé par l’écheveau mouvant de relations qui cousent le territoire.

« La ZAD est hyper intégrée dans le territoire. Ses occupants ne font pas du tout sécession, c’est l’inverse. »

Il a beaucoup été question du traitement médiatique complexe de la ZAD. De l’intérieur, comment avez-vous perçu cette couverture médiatique ?

J’ai longtemps pensé que la presse était libre, mais vu le traitement des expulsions de la ZAD, je suis un peu revenu de cette idée… Il y a clairement un parti pris. Après, le problème du traitement médiatique tient aussi à la focale : quand on suit les infos, on peut avoir l’impression que la ZAD est un îlot séparé du reste du monde. Or c’est tout le contraire : la ZAD est hyper intégrée dans le territoire. Quand on n’est pas sur place, on peut passer à côté de ces liens de solidarité qui se tissent chaque jour avec des tas de réseaux de proximité : les voisins, les squats de migrants de Nantes, etc. Ça se traduit par exemple par la production sur place de fruits et légumes qui sont ensuite distribués à des migrants dans la région. Les occupants de la ZAD ne font pas du tout sécession, c’est l’inverse.

© Alessandro Pignocchi
© Alessandro Pignocchi

Comment le zadiste que vous êtes perçoit le mouvement des « gilets jaunes », né tout de même d’une résistance à la taxe carbone… L’occupation des ronds-points est-elle comparable avec les ZAD ?

Dans le traitement médiatique des gilets jaunes, j’ai retrouvé certains des artifices utilisés à l’encontre des zadistes, comme la création ex nihilo de la figure du radical, bien commode pour discréditer tout un mouvement. Mais au-delà de ça, le temps de l’info en continu passe à côté de l’essentiel de ces mouvements : la vitesse à laquelle les gens se transforment dans un processus de lutte collective. Chez les gilets jaunes, le prix de l’essence est vite passé au second plan dans l’ordre des revendications. Je ne dis pas qu’ils sont mus uniquement par des intentions pures, mais le pouvoir d’éducation et de contagion de la lutte populaire est très fort. On voit bien cela dans le documentaire Tous au Larzac, quand les paysans historiques du Larzac sont initialement méfiants à l’égard des soixante-huitards, avant, progressivement, de se rapprocher d’eux.

Une transformation similaire s’opère en ce moment dans le Val de Suse, en Italie, grâce à la lutte contre la ligne à grande vitesse Lyon-Turin. Une vallée alpine de 70 000 habitants, à la base plutôt réac, est désormais internationaliste, favorable à l’accueil des migrants, en lien étroit avec les ZAD et les centri sociali de toute l’Italie. C’est vraiment fort d’observer ce basculement altruiste, ce changement de conscience. Et c’est ce que j’observe aujourd’hui dans tous les rassemblements et manifs de gilets jaunes auxquels je participe : une volonté d’apprendre, de s’élever au-dessus de ses petits intérêts égoïstes. C’est peut-être le phénomène le plus frappant dans ce mouvement mais qui, bien sûr, trouve peu d’écho dans les médias.

L’un des leitmotivs de vos albums, c’est que les dirigeants politiques ne veulent plus gouverner : les chefs ne veulent pas « cheffer  ». Cette conception du pouvoir s’inspire-t-elle directement de celle des Jivaros ?

Oui, tout à fait. Chez les Jivaros, il y a des chefs, on leur reconnaît du charisme, le fait de savoir bien parler, une capacité à convaincre, mais ils ne donnent pas d’ordres, qu’ils n’auraient de toute façon aucun moyen de faire respecter. Ils ont un rôle plutôt ingrat car ils ont peu de pouvoir, mais beaucoup de responsabilités : si un conflit n’est pas résolu, c’est le chef qu’on accusera. Et ce, quelle que soit l’origine ou la nature du problème : si le chef était à 100 km de là quand je me suis blessé, on l’accusera quand même de ce qui m’est arrivé car son devoir est de me protéger. C’est vraiment rude, parfois, de le voir répéter ce qui vient d’être dit lors d’une assemblée, dans l’indifférence générale.

« Difficile de savoir si le rapport des Jivaros à l’autorité est possible à l’échelle d’une nation, évidemment, mais en communauté ça marche »

Ça paraît très éloigné de nos conceptions occidentales, mais je crois que le rapport amazonien au chef est en germe en chacun de nous. Aujourd’hui, nous sommes bercés dans l’illusion que le chef est au service du groupe. Or, une fois celui-ci élu, c’est plutôt l’inverse qui se produit… On pense qu’on a mal choisi notre chef, alors que le problème vient de la structure, des institutions. Difficile de savoir si le rapport des Jivaros à l’autorité est possible à l’échelle d’une nation, évidemment, mais en communauté ça marche. Et il faut diffuser et faire prospérer ce rapport à l’autorité, aider et encourager des structures réellement « discutantes », où les chefs ne se permettent pas de répondre « There is no alternative » pour imposer leurs intérêts. Dans la ZAD, on incarne cette approche en montrant concrètement qu’il existe d’autres solutions. On y va petit à petit, et je ne cache pas que cela pose d’énormes difficultés, par exemple en ce qui concerne la meilleure gestion possible des terres. Mais on ne hiérarchise pas les problèmes pour autant : chaque sujet est réellement pris en compte. Quand on vit là-bas, on n’est plus dans la rhétorique : ce n’est plus le chef qui décide, on décide tous ensemble.

La couverture du nouvel album d'Alessandro Pignocchi (Seuil, Anthropocène, 2019)
La couverture du nouvel album d’Alessandro Pignocchi (Seuil, Anthropocène, 2019)

La notion de progrès est très critiquée depuis quelques mois. A-t-elle encore un sens dans un monde où il n’y aurait plus d’opposition entre nature et culture ?

La notion de progrès, comme tout, est une construction. Pour les Jivaros, avant l’arrivée des conquistadors, l’idée que les générations futures doivent vivre mieux que les précédentes n’avait pas de sens. Mais nous avons vu apparaître le progrès, et je ne crois pas qu’il disparaîtra car on ne peut pas effacer plusieurs siècles de pensée. Pour autant, sa remise en cause est inévitable puisque, jusqu’à très récemment, le sens intuitif du progrès reposait sur la maîtrise de la nature. Or, maintenant, nous voyons bien que cette pente est suicidaire pour les êtres vivants. Nous allons devoir trouver une nouvelle conception du progrès, dans laquelle le bien-être de l’ensemble des êtres vivants augmente, progresse.

« Le rejet intuitif pour le déséquilibre des richesses finira par arriver »

Au fond, vos albums, très noirs dans les thèmes traités, sont aussi empreints d’optimisme. Comment arrivez-vous à envisager un futur radieux pour les différentes « luttes » ?

Parce que je crois fondamentalement que le rejet intuitif pour le déséquilibre des richesses finira par arriver, comme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ce qui avait permis de déboucher sur des avancées collectives considérables. Je crois que cette prise de conscience globale nous poussera à changer nos regards et à rendre obsolètes certains biens, certaines choses qui nous paraissent aujourd’hui encore désirables. Par extension, nous aurons une méfiance aiguë envers les institutions qui entérinent les déséquilibres de richesses, et nous préférerons choisir d’autres solutions.

 

Retrouvez cet article dans le nouveau numéro d’Usbek & Rica, en kiosque depuis le 7 février.

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 Photo à la une : © Zoé Ducournau pour Usbek & Rica

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