[Extrait de : Folia Electronica Classica, t. 19, 1, janvier‐juin 2010]
<http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/19/TM19.html>
Le mythe et les genres littéraires
Aspects théoriques
par
Martin Degand
Master en langues et littératures classiques
Master en sociologie et anthropologie
<martin.degand@gmail.com>
Présentation : Cet article est la version remaniée d’un travail réalisé il y a deux ans à l’Université
Catholique de Louvain (Louvain‐la‐Neuve), sous la direction du Professeur Alain Meurant, dans le
cadre du cours de « Typologie et permanences des imaginaires mythiques ». Il évoque dʹabord certains
traits du récit mythique, sʹinterroge ensuite sur la définition dʹun genre littéraire pour répondre enfin
à la question : le mythe peut‐il être considéré comme un genre littéraire ?
Déposé sur la Toile le 3 juillet 2010
M. Degand
Mythe et genres littéraires (Folia Electronica Classica, 19, 2010)
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Mythe de la caverne, mythe d’Hercule, mythe d’Albert 1er, autant d’acceptions
pour un même terme au point qu’il en devient légitime de se demander « qu’est‐ce
qu’un mythe ? ». Davantage, celui‐ci peut‐il être considéré comme un genre
littéraire ? Pour pouvoir répondre à ces deux interrogations, il convient de définir ce
qu’on entend par « mythe » d’une part et par « genre littéraire » d’autre part. Ce n’est
qu’au terme de ce parcours que nous pourrons trouver une réponse aux questions
qui nous occupent.
Aspects du mythe1
Pour commencer, nous nous attacherons au concept de mythe. Bien que ce terme
recouvre différentes acceptions, une seule d’entre elles sera approfondie ici. Il nous
semble important d’affirmer d’emblée que nous analyserons le mythe comme
« vivant » – c’est‐à‐dire tel qu’il fut perçu par les groupes humains qui les ont
produits. Les mythes ont aujourd’hui perdu leur vivacité en de nombreux endroits.
Certains anthropologues partent d’ailleurs fort loin afin de trouver des sociétés qui
« vivent » encore leurs mythes. Du côté occidental, la plupart des mythes sont
analysés comme des mythes « morts ». Au début de son ouvrage, M. Eliade indique
qu’il n’est pas aisé de trouver « une seule définition »2 susceptible de couvrir tous les
types de mythe. C’est sans doute, écrit‐il, une définition assez large qui se montrera
la moins imparfaite. Il explique également comment l’acception du mot mythe a
évolué. D’un point de vue étymologique, le terme vient du grec ῦθο qui signifie
dans un premier temps « parole », puis « récit ». Le terme ῦθο s’est par la suite
opposé à όγο et à ἱ ο ία et a perdu peu à peu son sens originel pour décrire au
final un récit « qui ne peut pas exister réellement »3. Le terme mythe s’appliqua par la
suite à des personnes du passé récent (mythe de Che Guevara, d’Albert 1er…).
D. Madelénat et M. Eliade s’accordent pour reconnaître que le mythe constitue un
récit sacré/religieux qui raconte une histoire vraie (dans le sens de « porteuse de
vérité »). Il conviendrait davantage de dire qu’il s’agit d’un récit présenté comme
vrai4. Dans la mesure où le mythe revêt un caractère sacré, il jouit bien souvent d’un
cadre d’énonciation précis5. Les récits mythiques sont par exemple racontés lors des
rites de passage (notamment à la naissance, lors de l’entrée dans la vie adulte, à
l’occasion de mariages et de funérailles). Dans les civilisations où le mythe est encore
1
En référence à l’un des ouvrages les plus importants sur le mythe : Eliade (1963).
Eliade (1963), p. 16.
3
Eliade (1963), pp. 11-12.
4
Madelénat (1994), p. 1710 et Eliade (1963), pp. 16-17.
5
Eliade (1963), p. 22.
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vivant, il est perçu comme une histoire qui a réellement eu lieu. Il entre dès lors en
concurrence avec d’autres histoires davantage perçues comme des fables ou des
contes. Cette relation d’opposition avec d’autres types de récit aura également son
importance dans la suite de notre analyse.
Dans leurs écrits respectifs, D. Madelénat et M. Eliade considèrent que le mythe
est un récit de création6. Il s’agit de narrer « comment quelque chose a commencé à
être »7. Ce « quelque chose » peut être de nature très diverse. Le mythe peut raconter
une création totale (qui prendra alors le nom de cosmogonie) ou une création
partielle (qu’il s’agisse de théogonies, d’anthropogonies mais aussi de tout autre type
de genèse). Il peut expliquer la pratique d’un rite, d’une activité (par exemple : la
pêche, la chasse, l’agriculture, la navigation…), l’origine d’un nom conféré à
quelqu’un (nom de fonction ou nom de divinités), à un endroit (mer, villes), à un
animal, un végétal… M. Eliade note que le mythe revêt une fonction explicative dans
la mesure où il permet à celui qui l’écoute de comprendre l’origine des choses.
L’auditeur détient dès lors un certain pouvoir sur ces éléments car la croyance
populaire associait la maîtrise d’éléments à la connaissance de leur origine. La
fonction explicative du mythe sera examinée plus en avant dans la suite de cet article.
Débordant le concept du récit mythique proprement dit, nous observons que certains
événements sont porteurs d’une charge mythique créatrice bien que, d’un point de
vue historique, ils n’aient eu qu’une influence limitée. Ainsi, la bataille des éperons
d’or (1302) est perçue par certains Flamands comme fondatrice de leur identité alors
qu’il est reconnu aujourd’hui que celle‐ci n’a eu que peu d’influence sur la naissance
de ce peuple en tant que tel. De plus, bien que cela soit rarement précisé, il est admis
que des Brabançons et des Namurois vinrent en aide aux Flamands pour défaire le
suzerain français. Il s’agit en quelque sorte de la mythification d’un événement
historique, dans le sens où un événement est perçu et célébré comme fondateur alors
qu’historiquement il ne l’est pas.
Une autre caractéristique des mythes est le moment auquel se passe l’histoire
narrée. Celle‐ci se déroule dans ce qu’on appelle un illud tempus. Il s’agit d’un temps
hors temps ou qui renvoie à un autre type de temporalité. Un temps immémorial qui
précède les premiers événements historiques dont les hommes ont souvenir. On a pu
nommer ce moment le « temps fabuleux des commencements »8. Il est remarquable
de souligner le pluriel du terme commencement, pluriel qui renvoie directement à
l’une des caractéristiques évoquées ci‐dessus : il s’agit donc du temps où les choses
ont commencé à être et duquel elles sont toutes issues.
6
Madelénat (1994), p. 1710 et Eliade (1963), p. 17.
Expression empruntée à M. Meurant lors de son exposé au cours de Typologie et permanences des imaginaires
mythiques.
8
Eliade (1963), p. 16.
7
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Les personnages des mythes ont également leur propre singularité. La plupart
des héros mythiques sont des « Êtres Surnaturels »9. L’expression a l’avantage d’être
large et comprend aussi bien des héros et des dieux que des monstres ou des
messagers. Nous sommes loin des mythes modernes de Che Guevara ou de
Maradona.
Par ailleurs, M. Eliade et P. Ricœur s’accordent pour affirmer que le mythe fonde
le rite10. Ils identifient donc dans le mythe une fonction religieuse pratique. À travers
le rite, les hommes reproduisent ce qui s’est passé in illo tempore et la reproduction de
cet acte initial assure la survie du groupe. De ce point de vue, le récit mythique
justifie la situation présente. Les sociétés re‐présentent les gestes initiaux et se
rapprochent ainsi de cet illud tempus. Elles se rendent présentes à cet acte des
commencements qui a eu une conséquence directe sur leur communauté. Dans
différentes civilisations, il existe par exemple un mythe de l’origine de l’agriculture11.
Très souvent, un rite y est associé et il est accompli afin de montrer à tous d’où vient
cette habitude de travailler la terre. Dans les sociétés où les mythes sont vivants, les
hommes pensent que leur statut d’agriculteurs est la conséquence de cet événement
qui s’est produit au temps des commencements. Ils croient que, si cet acte n’avait pas
eu lieu, ils ne cultiveraient pas la terre aujourd’hui. À travers ses fonctions
explicative et religieuse, le mythe révèle les modèles exemplaires et donne les causes
(étiologies) d’activités humaines significatives12. Notons également que des mythes
intègrent parfois des éléments nouveaux sans les différencier des parties antérieures.
Ainsi, dans la société amérindienne ojibwa, l’arrivée des missionnaires jésuites a
contraint les conteurs à modifier leurs mythes pour prendre position (parfois même
répondre) vis‐à‐vis des arguments des religieux13. Il y a donc de la place pour des
évolutions même si celles‐ci ne sont ni présentées, ni reconnues comme telles. Les
sociétés effectuent dans un certain sens un tour de passe‐passe en renvoyant toutes
ces modifications in illo tempore en les intégrant au récit mythique. Derrière tout cela
se cache l’exigence ou la nécessité de stabilité de la société. N’oublions pas que de
nombreuses règles culturelles et sociales trouvent leurs explications dans les mythes.
Remettre un mythe en question, c’est prendre le risque de discréditer parfois toute la
structure sociale construite autour de celui‐ci.
Tous les éléments que nous avons accumulés jusqu’ici nous poussent à affirmer la
thèse suivante : la réalité est première, le mythe ne vient qu’en second lieu (bien qu’il
soit présenté comme premier par les sociétés primitives qui le renvoient in illo
9
Eliade (1963), p. 17.
Eliade (1963), pp. 18-19 et Ricœur & Smith (1996), p. 1045. Cf. schémas de la p. 5 qui tentent de présenter la
relation mythe - rite (réel) de façon interne et externe.
11
En Grèce, le mythe qui narre l’apparition de l’agriculture met en scène Déméter et Triptolème. Il est
notamment évoqué chez Apollodore, Bibliothèque, I, 5, 1-2.
12
Eliade (1963), pp. 17-18.
13
SERVAIS (Olivier), Des Jésuites chez les Amérindiens ojibwas. Histoire et ethnologie d’une rencontre XVIIeXXe siècles. Paris : Editions Karthala, 2005 (Collection Mémoire d’Églises), pp. 583-590.
10
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tempore), le mythe intervient comme soutien de la réalité, comme justificateur. La mer
Icarienne portait son nom bien avant l’apparition du mythe de la chute d’Icare et
celui‐ci est apparu pour justifier cette appellation14. Trop souvent, on a cru que la
réalité confirmait ou donnait raison au mythe. Il s’agit précisément de l’inverse. Selon
que l’on analyse la relation mythe‐rite (réel) de façon externe (schéma 1 : c’est‐à‐dire
d’un point de vue plus « rationnel ») ou de façon interne (schéma 2 : c’est‐à‐dire
comme les sociétés primitives la conçoivent), nous pouvons dresser les schémas
suivants.
Schéma 1
Analyse externe (= comment la relation s’est créée d’un
point de vue « rationnel »)
1
Mythe
Réel
Rite
2
Le réel et les rites qui y prennent place sont premiers. Les
sociétés ont ensuite produit un mythe qu’elles ont placé in
illo tempore afin de donner l’illusion de son antériorité (1).
En bref, le rite (ou la réalité) existait et on a inventé un
mythe pour expliquer sa raison d’être (2).
Schéma 2
Analyse interne (= comment les sociétés primitives présentent
elles‐mêmes la relation mythe ‐ rite)
1
Réel
Rite
Mythe
2
Il existe un mythe situé in illo tempore qui a fondé des rites (1) et
qui explique l’origine et parfois les raisons de la réalité
présente. Dans leur représentation, le mythe est donc premier
et ses conséquences tangibles dans la réalité confirment son
existence antérieure (2).
S’il convient de noter que l’explication mythique est présente dans
d’innombrables cultures, un même contenu symbolique peut être porté par des
narrations différentes. Cela signifie que la portée symbolique est identique mais
qu’elle est matérialisée par des récits différents. On constate également que dans
certaines sociétés il existe différentes explications d’un même phénomène. Ces
explications peuvent être successives, voire concurrentes15. L’existence de différentes
explications au sein d’une même communauté pour un même événement ne semble
14
Notamment chez Ovide, Métamorphoses, VIII, 183-235.
La Bible comporte deux récits de création, successifs l’un à l’autre. Le premier (Gn, 1, 1 - 2, 4a) est présenté
comme le plus abouti alors que le second (Gn, 2, 4b - 2, 24) est en fait plus ancien. Leur différence n’empêche
pas qu’ils soient insérés tous les deux dans le même ouvrage. Il s’agit d’une preuve supplémentaire du caractère
conservateur des sociétés traditionnelles.
15
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pas poser problème. Ce constat confirme notre affirmation selon laquelle la réalité est
première dans la mesure où elle peut recevoir différentes explications.
Ensuite, soulignons l’importance du mythe comme élément fondateur de
l’identité du groupe. En effet, les rites contribuent grandement à la présence et au
rappel des éléments qui identifient la communauté. Ils rassemblent d’ailleurs
souvent un groupe déterminé d’individus (sur la base de critères sociaux, culturels,
économiques, familiaux, politiques, religieux). Ce n’est pas un hasard si la
communauté spartiate se rassemblait lors de banquets citoyens. Dans ce contexte
précis d’énonciation, la communauté se reconnaissait en prenant part à ses rites. Le
mythe, notamment à travers le rite, crée du lien social.
Notons par ailleurs qu’un mythe existe rarement au singulier : il s’inscrit souvent
dans la constellation de ses plus ou moins nombreuses variantes. L’image de la
mosaïque employée par A. Meurant nous semble tout à fait éclairante sur ce
point. Bien souvent, le mythe fait également partie d’un ensemble plus large que l’on
appelle des « cycles mythiques ». Un récit mythique varie ainsi selon le contexte
spatio‐temporel (culturel mais parfois aussi politique) dans lequel il est repris et à
partir duquel il produit une variante. En partant de cette notion de mythe comme
mosaïque, peut‐on dès lors dire qu’il existe un mythe canonique ? Existe‐t‐il un
mythe, sous une forme quelle qu’elle soit, qui puisse avoir valeur de norme ? Si oui,
serait‐ce la version la plus ancienne ? Ou alors la version la plus complète ? Qu’est‐ce
qu’un mythe « complet » ? Pour répondre à cette question, il nous semble intéressant
de rapporter la distinction entre motifs libres/motifs classés établie par J. Poucet16.
Selon ce dernier, tout mythe comporte des motifs libres et des motifs classés. Ce
serait l’addition des motifs classés qui permettraient de rattacher une version donnée
d’un mythe à la mosaïque à laquelle il appartient. Les autres motifs – appelés motifs
libres – ne seraient alors que des ajouts que l’on ne trouve pas ou peu dans d’autres
versions du mythe. Faudrait‐il dès lors considérer comme étant la version
« canonique » ou « normative » du mythe celle qui contient le plus grand nombre de
motifs classés et/ou le moins de motifs libres17 ?
Au début, les mythes étaient portés par la tradition orale. Par la suite, ils furent
parfois fixés par écrit. On les retrouve notamment sous les formes littéraires
suivantes : comédie, tragédie, nouvelles… En littérature, le mythe se décline. Il serait
cependant réducteur de croire qu’il fut limité au duo oral‐écrit. Il est présent sur
d’innombrables supports et l’on retrouve ainsi des récits mythiques sur des frises de
temples, des statues, des vases, des tapisseries… Le mythe existe à travers ses
variantes non seulement littéraires mais aussi artistiques ! Comme nous le verrons
16
17
Poucet (1985), pp. 238-243 et Poucet (2000), pp. 57-64.
On pourrait considérer qu’un mythe qui contient moins de motifs libres est en quelque sorte plus canonique.
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par la suite, c’est précisément cette diversité des supports qui posera question lors de
la confrontation du concept de mythe à la théorie des genres littéraires.
Avant de clore cette première partie, notons que le mythe a rarement laissé
indifférent. De nombreux auteurs ont pris position par rapport à celui‐ci et ont
parfois émis des avis contradictoires. Nous prendrons seulement deux exemples.
Commençons par celui de deux historiens grecs, Hérodote et Thucydide. Dans la
science historique, l’un et l’autre rejettent l’explication mythique mais il n’empêche
qu’Hérodote a encore recours à l’irrationnel à de nombreuses reprises18. Thucydide,
quant à lui, semble plus proche de nos historiens modernes en ce qui concerne la
relation qu’il entretient avec les mythes. Comme second exemple, prenons la figure
de Platon qui, bien qu’il condamne les mythes, n’hésite pas à y avoir recours dans de
nombreuses explications19. La question mythique a donc engendré des opinions
variées. Aujourd’hui encore, les interprètes et les spécialistes des mythes éprouvent
des difficultés à se mettre d’accord. C’est ainsi qu’ils ont développé des types
d’analyse très différents (structuraliste, fonctionnaliste, environnementale, socio‐
économique…).
Confronté au foisonnement mythologique de l’Antiquité, un Moderne serait en
droit de se poser la question suivante : pourquoi y a‐t‐il aujourd’hui si peu de mythes
alors que nos héritages gréco‐latins en sont remplis ? Considérant que mythe et
identité sont liés et que nous vivons dans une société moderne peu marquée par les
récits mythiques, n’est‐il dès lors pas étonnant que nous soyons confrontés à des
questions identitaires20 ? Quant à cette forte diminution (absence ?) des mythes
aujourd’hui, ne pourrait‐on pas l’expliquer par le fait que ces derniers se trouvaient –
et se trouvent d’ailleurs encore aujourd’hui – en concurrence avec les sciences ? En
effet, en raison de leurs fonctions explicatives, mythes et sciences ont des champs
d’investigation assez semblables. À cette différence près que le mythe veut
également apporter des réponses à des questions existentielles inhérentes à la
condition humaine. C’est notamment pour cela que ce type de récit s’est développé
en différents points du globe. Le mythe tente ainsi de fournir des réponses à des
interrogations telles que : qu’est‐ce que le mal, d’où vient l’homme, pourquoi est‐il
mortel, qu’y a‐t‐il après la mort ? Mais pour toutes les questions plus empiriques
(origine du feu, de l’agriculture…), dès lors que les sciences progressent, le mythe ne
décroît‐il pas nécessairement ? De plus qu’arriverait‐il si les sciences parvenaient un
jour à répondre aussi à ces questions existentielles ? En dépassant le cadre strict de
notre réflexion, ne pourrait‐on pas avancer la thèse selon laquelle la science serait en
18
Notamment dans un passage où Cambyse, à l’article de la mort, comprend le sens exact d’un oracle qu’il avait
consulté autrefois (Hérodote, Histoires, III, 64).
19
Notamment lors du mythe de la caverne : Platon, République, VII, 514a -517a.
20
À mettre en rapport avec la question de la délimitation de l’espace géographique européen mais aussi avec les
doutes présents dans la société belge à l’heure de nos crises politiques. Cf. également les débats nationaux sur
l’identité.
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quelque sorte un mythe moderne dans la mesure où elle reprend partiellement des
fonctions du récit mythique ?
Genre ? Littéraire ?
À présent, nous nous attacherons à la définition du genre et à sa spécificité dans
le domaine littéraire. La tâche est plus difficile qu’il n’y paraît car les termes sont
abstraits et les définitions multiples. Notons que nous travaillons en fait sur un
concept composé car il additionne la notion de « genre » et la définition vague de
« littéraire ».
Le terme « genre » vient étymologiquement du latin genus (terme marquant
l’origine). J.‐M. Schaeffer note qu’il existe dans la plupart des exposés sur nos
activités culturelles cette volonté d’établir des distinctions génériques21. A. Lalande,
dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, définit la notion de genre de
la façon suivante : « deux objets sont dits être du même genre lorsqu’ils ont en
commun quelques caractères importants »22. Cette définition amène en fait les trois
principaux critères sur lesquels nous nous appuierons. En effet, y sont abordés d’une
part la notion de traits communs (similitude), d’autre part la question de la
pertinence des caractères (« caractères importants ») et enfin le concept qu’Y. Stalloni
appelle la « loi du nombre »23 (en référence aux « deux objets » d’A. Lalande).
Premièrement, toute classification générique doit nécessairement se fonder sur
des traits communs. Bien que cela semble évident, J.‐M. Schaeffer et Y. Stalloni
tiennent à le préciser dans leurs ouvrages respectifs24.
Deuxièmement, il convient, lors d’une analyse de type générique, de s’appuyer
sur des caractères non seulement communs mais également pertinents et
représentatifs. On rejoint ici quelque peu la réflexion qui avait été menée par rapport
au mythe. De même que l’on pourrait s’enquérir de savoir quel motif sera considéré
comme « libre » ou « classé », d’un point de vue littéraire, J.‐M. Schaeffer se demande
– et sa question est légitime – quels traits seront considérés comme déterminants25 ?
Celui‐ci rapporte le raisonnement de Luis J. Pietro qui ne résout pas le problème mais
insiste sur l’importance de la pertinence des traits26. Ce dernier reconnaît qu’un texte
21
Schaeffer (1989), p. 7.
Lalande (1972), p. 385.
23
Stalloni (2005), p. 118.
24
Schaeffer (1989), p. 8 et Stalloni (2005), p. 8.
25
Schaeffer (1989), p. 68.
26
Schaeffer (1989), p. 67.
22
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contient un nombre infini de caractéristiques27. Chacune d’entre elles peut toujours
être identique à celles d’un autre texte (qui génère, lui aussi, une infinité de traits).
Lors d’une classification générique, chaque texte pourrait donc entretenir des
rapports de similitude avec une infinité d’autres écrits. De cet argument découle la
nécessité de la pertinence des traits retenus.
Troisièmement, la « loi du nombre » d’Y. Stalloni peut s’énoncer de la manière
suivante : « un genre ne peut exister [...] que s’il regroupe sous son label un nombre
représentatif d’œuvres liées entre elles par des points communs »28. Il est intéressant
de voir qu’A. Lalande, dans sa définition, énonce que deux objets suffisent pour
constituer un genre. Y. Stalloni semble indiquer, quant à lui, qu’il en faut davantage
mais ne donne pas de nombre précis. Ce point illustre à nouveau l’imprécision des
notions sur lesquelles s’appuie notre recherche.
En reprenant la définition d’A. Lalande et en la complétant avec les éléments
apportés ci‐dessus, nous parvenons donc à cerner un peu mieux les éléments qui
entrent dans la définition d’un genre : la similitude des caractéristiques, la pertinence
des traits retenus (caractéristiques représentatives) et le nombre d’éléments
concernés.
Ensuite, comme le remarque Y. Stalloni, précisons que la classification est très
souvent à plusieurs niveaux29 : un genre peut avoir différentes espèces qui
contiennent différentes familles ou classes. J.‐M. Schaeffer adhère à cette idée et pose
la question : « l’appartenance d’un texte à un genre donné implique‐t‐elle du même
coup son exclusion des autres genres ? »30 Ne faut‐il pas dès lors postuler la
possibilité pour un texte d’appartenir à plusieurs genres différents ? L’appartenance
d’un texte à un genre littéraire serait donc plus lâche qu’on pourrait le supposer.
Mentionnons également la réflexion que J.‐M. Schaeffer jette sur les termes de la
classification générique pour leur attribuer un « statut bâtard »31, laissant entendre
par là qu’ils ne constituent pas de « purs termes analytiques »32 appliqués de manière
neutre et sans lien historique avec le type de textes qu’ils désignent. Il ne faut donc
pas oublier que les appellations mobilisées ne sont pas étrangères aux réalités
désignées.
27
Cette thèse est proche de la théorie des codes développée chez ECO (Umberto), Lector in fabula. La
Coopération interprétative dans les textes narratifs, traduit de l’italien par BOUZAHER (Myriem). Paris : Bernard
Grasset, 1985, pp. 64-86.
28
Stalloni (2005), p. 118.
29
Stalloni (2005), p. 10.
30
Schaeffer (1989), p. 69.
31
Schaeffer (1989), p. 65.
32
Schaeffer (1989), p. 65.
M. Degand
Mythe et genres littéraires (Folia Electronica Classica, 19, 2010)
10
En commençant notre parcours, nous avions écrit que le genre littéraire
additionnait deux concepts (genre d’une part, littéraire d’autre part). Nous
envisagerons à présent le côté « littéraire » du concept. Comme nous l’avons vu
précédemment, le mythe n’est pas uniquement présent sous forme écrite – il naquit
d’ailleurs sous forme orale. Il convient d’observer si l’adjectif littéraire ne recouvre
que les productions écrites. La question pourrait se résumer de la manière suivante :
n’est littéraire que ce qui est écrit ? Il faut, pour y répondre, s’attaquer à la définition
plus large, et donc éminemment plus complexe, de ce qu’est la littérature.
La première définition tirée du Grand Robert ne joue pas en faveur de l’adéquation
entre mythe et genre littéraire. En effet, la littérature y est définie comme suit : « Les
œuvres écrites, dans la mesure où elles portent la marque de préoccupations
esthétiques ; les connaissances, les activités qui sʹy rapportent »33. La dernière
acception permet de sauver temporairement notre recherche car la littérature est
définie comme « Tout usage esthétique du langage, même non écrit. Spécialt.
| Littérature orale, ensemble de discours littéraires qui se conservent et se
transmettent oralement, même chez les peuples disposant de lʹécriture »34. L’adjectif
« littéraire » couvre donc un espace assez large. A. Kibédi‐Varga évoque également
l’existence de genres oraux35. La définition que ce dernier donne des genres littéraires
permet de résumer notre propos : « le genre est une catégorie qui permet de réunir,
selon des critères divers, un certain nombre de textes »36.
Enfin, il est intéressant de rapporter certaines des critiques adressées au concept
de genre littéraire. En ce qui le concerne, Y. Stalloni indique que la pertinence des
traits retenus amène « une idée de norme »37 qui implique la création de critères
d’appartenance. Certains considèrent parfois ce système normatif comme trop
rigide38. Rapportons également la thèse de M. Blanchot qui soutient que la
classification générique n’a guère d’importance parce qu’il est nécessaire de nier la
notion des genres au profit de la littérature elle‐même39. Selon lui, chaque œuvre nie
le système des genres littéraires et secrète elle‐même l’essence de la littérature.
Chaque œuvre, par son côté inclassable (et peut‐être sa volonté de ne pas l’être),
s’oppose à la classification générique. De là découlerait la preuve de la vanité de
notre propos ?
33
Grand Robert (2005), s.v. Littérature, souligné par nous.
Grand Robert (2005), s.v. Littérature. Relevons que cette ultime définition du Grand Robert est suivie par
l’extrait d’un article de l’Encyclopédie de la Pléiade, s.v. Littérature orale. Ce texte est de la plume de Mircea
Eliade, l’un des grands spécialistes du mythe.
35
Kibédi Varga (1994), p. 966.
36
Kibédi Varga (1994), p. 966. Au sens large (en y incluant donc les genres oraux).
37
Stalloni (2005), p. 9.
38
Stalloni (2005), p. 9.
39
BLANCHOT (Maurice), Le livre à venir. Paris : Gallimard, 1959 (Collection Idées, no 246), pp. 285-295.
34
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11
Le mythe à l’épreuve du genre littéraire
À ce stade de la réflexion, nous pensons avoir donné un aperçu général de ce que
recouvrent les concepts de « mythe » et de « genre littéraire ». La suite de cet article
s’intéresse à la relation qu’ils entretiennent l’un avec l’autre.
Pour en revenir aux trois critères attribués au genre littéraire, le mythe nous
semble y répondre. En effet, il regroupe sous son « label » un nombre considérable de
récits (oraux et écrits) réunis par des caractéristiques communes et pertinentes. Le
grand nombre de textes mythiques correspond à la première caractéristique. Pour ce
qui est de la deuxième, ces textes ont bel et bien des caractéristiques communes qui
ont été partiellement décrites dans la première partie de cet article. Celles‐ci sont
présentes en nombre assez important. Enfin, les nombreuses caractéristiques du
mythe développées plus haut nous semblent être pertinentes et représentatives d’un
genre. À première vue, on devrait conclure que le mythe est un genre littéraire.
Cependant, il est curieux de constater qu’aucun des auteurs consultés n’affirme
de manière explicite que le mythe constitue un genre littéraire à part entière40. À côté
des genres les plus importants (comédie, tragédie, épopée, roman), ces auteurs
envisagent également d’autres types de récits : le conte, la fable, le fabliau, la
nouvelle… mais nulle part, n’apparaît l’idée que le mythe est un genre littéraire. Nos
sources s’accordent néanmoins pour le placer dans un rapport distinctif
(d’opposition ou non) vis‐à‐vis de genres littéraires reconnus. Ainsi voit‐on
notamment D. Madelénat distinguer le mythe de la légende, du conte et de
l’épopée41. P. Smith affirme pour sa part que « tous les genres, aussi bien les genres
littéraires comme le conte, la poésie ou le théâtre, que l’histoire ou la philosophie
entretiennent un rapport avec les mythes […] ».42 Les spécialistes s’en tiennent
généralement à de telles considérations.
En ce qui nous concerne, il nous semble pouvoir et même devoir pousser le
raisonnement plus en avant. Bien que le mythe réponde aux conditions posées pour
être un genre littéraire, il nous paraît également les dépasser de sorte que sa nature
nous semble relever d’un autre ordre. Dans la mesure où il est porté par d’autres
formes qui n’emploient pas le langage verbal et où l’on peut également attribuer une
charge mythique à des événements, le mythe dépasse le concept même de littérature
pour se caractériser avant tout par sa fonction : celle d’expliquer le réel. Il s’agit selon
nous de sa singularité. De là découle toute une littérature dont on pourrait penser
qu’elle constitue un genre littéraire. Cependant, le mythe ne se limite pas à la
littérature (sous sa forme stricte ou lâche). L’explication qu’il fournit dépasse cette
40
Sont pris ici en considération les ouvrages suivants : Combe (1992) ; Kibédi Varga (1994) ; Schaeffer (1989) ;
Stalloni (2005). La théorie des genres d’Aristote l’ignorait déjà, cf. Aristote, Poétique, 1447a.
41
Madelénat (1994), p. 1710.
42
Ricœur & Smith (1996), p. 1039.
M. Degand
Mythe et genres littéraires (Folia Electronica Classica, 19, 2010)
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classification restreinte et il serait absurde de l’y confiner43. Il la transcende pour
atteindre l’ensemble des productions humaines, littéraires bien sûr, mais aussi
artistiques et intellectuelles.
Au terme de cet article, nous espérons avoir fourni au lecteur quelques pistes de
réflexion sur la relation entre le mythe et les genres littéraires. Notre conclusion
actuelle insiste avant tout sur la fonction explicative du mythe qui nous semble
transcender la catégorisation générique inhérente à la littérature. De celle‐ci
découlent les nombreuses formes et représentations qu’on a pu faire du mythe,
parmi lesquelles figure la littérature.
43
La classification générique appliquée à la littérature n’est pas à rejeter pour autant. En effet, comme nous
l’avons remarqué, celle-ci est nécessaire pour structurer nos connaissances et nos productions. Bien
qu’imparfaite, elle conserve sa pertinence et son utilité bien qu’elle ne nous paraisse pas s’adapter au concept de
mythe tel qu’envisagé ici.
M. Degand
Mythe et genres littéraires (Folia Electronica Classica, 19, 2010)
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Bibliographie
Ouvrages
COMBE (Dominique), Les genres littéraires. Paris : Hachette Supérieur, 1992 (Collection Contours
littéraires), 175 p.
ELIADE (Mircea), Aspects du mythe. Paris : Gallimard, 1963 (Collection Folio/essais, nº 100), 251 p.
KIBÉDI VARGA (Aron), « Les genres littéraires » in BEAUMARCHAIS (Jean‐Pierre), COUTY (Daniel) et REY
(Alain), Dictionnaire des littératures de langue française, t. II, Paris : Bordas, 1994, pp. 966‐970.
LALANDE (André), Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : Presses universitaires de
France, 1972, p. 385.
MADELÉNAT (Daniel), « Mythe et littérature » in BEAUMARCHAIS (Jean‐Pierre), COUTY (Daniel) et REY
(Alain), Dictionnaire des littératures de langue française, t. III, Paris : Bordas, 1994, pp. 1710‐1713.
POUCET (Jacques), Les rois de Rome. Tradition et histoire. Bruxelles : Académie royale de Belgique, 2000,
517 p.
POUCET (Jacques), Les origines de Rome. Tradition et histoire. Bruxelles : FUSL, 1985 (Publications des
Facultés Universitaires Saint‐Louis, Histoire, nº 38), 360 p.
RICŒUR (Paul), SMITH (Pierre) et al., « Mythe » in Encyclopædia Universalis, t. XV, Paris : Encyclopædia
Universalis, 1996, pp. 1037‐1053.
SCHAEFFER (Jean‐Marie), Qu’est‐ce qu’un genre littéraire ?. Paris : Seuil, 1989, 185 p. (Collection
Poétique).
STALLONI (Yves), Les genres littéraires, publié sous la direction de BERGEZ (Daniel). Paris : Armand
Colin, 2005, 128 p. (Collection 128, nº 255).
Notes de cours
Notes de la partie du cours de Typologie et permanences des imaginaires mythiques (coordonné par P.‐
A. Deproost) donnée par A. Meurant lors du premier quadrimestre de l’année académique 2007‐
2008.
Cd‐rom
Cd‐rom du Grand Robert. Version électronique du Grand Robert de la langue française, version 2.0. Paris,
2005.