Dans la vie de Moustapha Yamout, figure de la vie culturelle beyrouthine, le cœur à gauche, As-Safir a toujours été présent. Celui que l’on surnomme « Zico » montre, sur des étagères de l’ancienne maison familiale, aux portes du bouillonnant quartier Hamra, les anciens numéros archivés par son père. « Le titre est né un an avant la guerre [1975-1990]. C’était un journal avant-gardiste, rebelle, avec un nouvel esprit, que lisaient les gens de l’Ouest [la partie ouest de Beyrouth, cœur battant du nationalisme arabe dans les années 1970]. Même pendant les bombardements, pas un jour n’a passé sans qu’As-Safir soit livré dans cette maison. » Sur la table du salon, deux exemplaires récents de ce quotidien, l’un des principaux du Liban. Pour Moustapha Yamout, sa disparition est une triste nouvelle. « Ce n’est pas seulement un journal de gauche qui disparaît. C’est un journal digne de ce nom. »
Mercredi 4 janvier, As-Safir, quarante-trois ans d’existence, a publié son numéro 13552. Le dernier, c’est écrit en haut de page. Un collector qui rassemble les « unes » les plus célèbres, évocatrices des drames du Liban, et des articles qui témoignent du foisonnement d’idées. Indéfectible soutien de la cause palestinienne, et longtemps porte-étendard du nationalisme arabe, le journal s’est aussi taillé une solide réputation pour la place qu’il accordait à la culture.
As-Safir a été fondé dans l’effervescence des années 1970 par Talal Salmane, un homme qui s’est fait seul et dont les éditoriaux ont été suivis avec passion par ses lecteurs. Défenseur de l’unité arabe, adversaire du confessionnalisme, le célèbre journaliste s’est ému, au cours des dernières années, que « l’éveil des peuples » représenté par les révoltes arabes de 2011 contre les « dictatures éternelles » prenne « un caractère islamiste ». Face à ce qu’il a perçu comme des visées impérialistes sur le champ de guerre syrien, le journal a publié de nombreux articles défendant l’engagement du Hezbollah aux côtés du régime de Damas.
« Les idées et les opinions n’ont plus d’écho »
Le quotidien est intimement lié à son fondateur et à sa famille. Mais le flambeau ne passera pas aux enfants de Talal Salmane, pourtant présents dans l’équipe du quotidien. Car As-Safir, la « voix des sans-voix », est à court de financement, et le nombre de ses lecteurs s’est effondré depuis cinq ans. La faute, selon son créateur, à la concurrence d’Internet et à la consommation de l’information sur les réseaux sociaux. Mais aussi à une crise des idées. « Le monde arabe est aujourd’hui noyé dans le sang. La seule voix que l’on entend désormais est celle des balles et des mortiers. Par conséquent, les idées et les opinions n’ont plus d’écho et de moins en moins d’oreilles », déplorait Talal Salmane dans une récente interview au quotidien francophone L’Orient-Le Jour.
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